Dans la société actuelle, quel est l’homme que nous croisons aujourd’hui et que nous sommes nous-mêmes ?
Quels sont les aspects marquants de sa mentalité, en quoi est-il différent de l’homme des générations précédentes, de quelles tendances est fait aujourd’hui et demain ?En France, on parle de l’avènement et du triomphe de l’individu ou de l’individualisme, de l’avènement de la société des individus.
Dans les pays anglo-saxons, en Allemagne surtout, on entend parler des « sociétés de la satisfaction immédiate » ; le sociologue américain Christopher Lasch a insisté (dans le Complexe de Narcisse) sur des sociétés où domine le « complexe de Narcisse », le narcissisme.
Les signes extérieurs de ce passage s’appellent : volonté de personnalisation de sa vie, d’affirmation de son soi, réussir sa vie en devenant soi, surtout dans la privée et affective, en vivant selon ses propres normes et ses propres choix - des choix permis par la multiplicité des possibilités offertes dans la société de la consommation de masse. Un des effets de cet intérêt pour soi est la crise profonde des engagements collectifs et durables, également la fin des projets de transformation sociale.
La vie entière est vécue largement selon un modèle consumériste ; il y a une forte perte ou refus de la mémoire historique, une rupture ouverte ou silencieuse, en tout cas très rapide, avec les symboles et les repères du passé, avec la culture des générations qui nous ont précédés, une sorte de « perte de la mémoire » historique pas seulement chez les jeunes, mais aussi chez les adultes.
Les institutions, les lois, la politique sont fortement désenchantés, quand elles ne sont pas ressentis comme « ennemis », « pourries », injustes, comme des cadres contraignants dont on ne voit plus le sens.
Le primat du corps domine la vie sociale En réalité, ce n’est pas seulement de « primat du corps » qu’il faut parler, c’est d’une véritable identification de la vie au corps : « L’individu est le corps et le corps est l’individu ».
Le soi ou le moi existe à travers ses sensations corporelles, son image corporelle, son apparence corporelle. D’où l’attention extrême à l’apparence, « obsession de l’apparence » et donc aussi une culture de l’apparence, qui évidemment à son tour n’est pas étrangère à notre culture des images. Autre conséquence évidente, dans la même ligne, mais immense par la fonction qu’elle joue : la promotion infinie de la question de la santé.
La santé n’a plus de limites. Elle est un droit absolu. Il devient impossible d’accepter la souffrance, la dégradation, la mort même dès lors qu’est établie une superposition entre le corps et l’identité. C’est un souci d’autant plus fort qu’il s’accompagne de l’idée que le corps n’a qu’une vie, et qu’il ne faut pas la rater, ou plutôt qu’il faut la réussir.
Le souci du salut individuel dans l’au-delà a été remplacé par une projection de soi dans l’ici-bas, un peu comme si du plan vertical on était passé au plan horizontal.
Il n’y a certes rien à redire sur la volonté de réussir sa vie singulière, unique, mais il y a une obsession de la réussite, de la rentabilité du corps pour ainsi dire, qui rend difficile sinon insupportable les échecs, les contradictions, le temps qui passe.
Mais, avec un tel primat du corps physique, on ne s’étonne pas que les parties du corps - les organes - deviennent à leur tour l’objet d’enjeux importants.
La perception du temps Au temps de l’individualisme, le temps dominant dans les têtes, c’est le présent sans durée, sans épaisseur, le présent sans avant ni après, le présent sans mémoire et sans espérance, la nette propension à ignorer le passé et un grand manque de confiance en l’avenir, la perte du « goût de l’avenir ».
On pourrait donner de nombreux exemples des conséquences pratiques de cette primauté du présent : l’amnésie générale de nos sociétés, la versatilité de l’opinion, l’importance des émotions qui emportent toute distance, toute réflexion, tout recul.
Cette perte de la mémoire qui fait que pour les nouvelles générations, disons les moins de quarante ans, tout ce qui est dit, tout ce qui est montré, tout ce qui est vécu n’a aucun contexte, aucun point de comparaison, aucun barème de jugement.
Du point de vue de ses manifestations, une des marques de ce « présentisme » ou de ce « présentéisme », comme on l’appelle, en est aussi la propension à la fête permanente, au divertissement permanent - c’est-à-dire en somme ce qui permet d’intensifier le temps présent, fût-ce de façon artificielle, et d’oublier qu’il y a d’autres dimensions de la vie - qu’il y a toujours un avant, un après, une dimension collective, en fait tout simplement une vie humaine relationnelle, une vie de paroles, d’échanges, de signes et de symboles.
Chacun cherche le bonheur, la joie d’être et de vivre.
Chacun souhaite être plus, vivre mieux, être reconnu, être aimé. Ce n’est pas seulement dans la logique de l’individualisme contemporain : les hommes, depuis toujours, ont aspiré à cela.
Qu’est-ce qui fait tout de même que notre époque manifeste là aussi une sorte de nouveauté inédite ?
C’est que le souci de soi est poussé jusqu’à la rupture avec soi, jusqu’à une sorte de stade de rupture psychologique avec un temps antérieur.
En effet, une des conséquences importantes de ce souci de soi, ce sont les troubles de l’identité : être soi, oui, mais qu’est-ce que c’est qu’être soi ? Comment devient-on soi ? A quel prix ? Puisque par définition chacun doit faire son chemin vers soi, personne ne peut vraiment vous dire ce chemin, vous indiquer la route.
Dans ce contexte, bien entendu, les marchands de méthodes pour être bien avec soi même, bien dans son corps, ne manquent pas.
D’innombrables guides, gourous, psy de tous poils proposent des méthodes pour y arriver, des plus antiques aux plus modernes.
Plus subtilement, cela a changé le sens de l’éducation parentale, scolaire, sociale : les enfants, les jeunes doivent aussi « devenir soi », ils ont des virtualités qui doivent s’épanouir. Il ne s’agit pas de dire du dehors ce qu’ils doivent être ou devenir ; on comprend que toute discipline un peu ferme apparaisse comme un autoritarisme insupportable.
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