(Très bon papier je trouve, c'est rare, c'est pourquoi je partage...)
«Les apprentis sorciers de la lutte contre les fake news»
FIGAROVOX/TRIBUNE - Pour Philippe Lemoine, l'actuel projet de loi sur les fake news propose une définition aux contours flous, et très subjectifs, des fausses informations. Il juge qu'une telle loi conduira immanquablement à des dérives liberticides.___________________________________________________________________________
Philippe Lemoine fait une thèse en logique et philosophie des sciences à l'université Cornell.
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La commission des affaires culturelles et de l'éducation de l'Assemblée nationale vient de terminer l'examen de la proposition de loi relative à la lutte contre la manipulation de l'information, et le moins que l'on puisse dire est que le texte qu'elle a adopté est pour le moins inquiétant. Les partisans de cette proposition de loi veulent lutter contre le phénomène des “fake news”, mais il est à craindre qu'ils ne parviennent qu'à limiter la liberté d'expression encore un peu plus, dans un pays où elle est déjà régulièrement maltraitée.
Le concept même de “fake news”, ainsi que l'hystérie autour de ce phénomène, paraît quelque peu douteux. Ce n'est pas, évidemment, que l'on puisse nier que des rumeurs sans fondement et autres fausses informations circulent sur Internet et les réseaux sociaux, mais les médias ont tendance à n'affubler ce label infamant qu'aux fausses informations ou supposées telles qui vont à l'encontre de l'idéologie dominante. Ainsi, quand par exemple Les Inrocks nous expliquent que les immigrés sont plus diplômés que la population française, ce qui est démontrablement faux, on n'entend pas beaucoup les cognoscenti crier à la “fake news”.
Ayant dit cela, on ne peut évidemment qu'être d'accord avec l'idée qu'il faut dans la mesure du possible chercher à réduire la diffusion des informations fausses ou inexactes, du moment que ça s'applique à toutes et pas seulement à celles qui ont l'heur de déplaire aux grands prêtres de l'idéologie dominante. Mais encore faut-il s'assurer que le remède qu'on propose pour y parvenir ne soit pas pire que le mal et on peut hélas craindre que ce soit le problème avec le texte qui vient de sortir de la commission et qui doit être examiné dans l'hémicycle de l'Assemblée nationale le 7 juin.
"Si une loi permet des abus, alors il y en aura."
Le texte propose notamment de créer une nouvelle procédure qui, en période électorale, permet au juge des référés de faire cesser immédiatement la diffusion de fausses informations “de nature à altérer la sincérité du scrutin” à la demande “du ministère public, de tout candidat, de tout parti ou groupement politique ou de toute personne ayant intérêt à agir”. Une fausse information y est par ailleurs définie comme “toute allégation ou imputation d'un fait dépourvue d'éléments vérifiables de nature à la rendre vraisemblable”. Une fois saisi, le juge aura quarante-huit heures pour se prononcer.
Le problème est que cette définition est tellement vague qu'on ne sait pas bien ce qui peut tomber sous le coup de cette loi. Après tout, si les gens étaient d'accord sur ce qui constitue des éléments vérifiables de nature à rendre une allégation vraisemblable, ça se saurait. Il est fort probable que, selon le juge qui aura à décider, la décision sera différente. Une loi aussi vague est en effet une invitation à l'arbitraire et, s'il y a une chose dont on peut être certain, c'est que si une loi permet les abus alors il y en aura. De la même façon, la question de savoir si la diffusion d'une information est “de nature à altérer la sincérité du scrutin” n'admet souvent pas une réponse claire, mais il faudra pourtant bien que le juge se prononce.
Pire, il n'aura que quarante-huit heures pour se prononcer, autant dire rien du tout. Quand on sait le nombre de dossiers qui arrivent chaque jour sur le bureau des juges, et la difficulté qu'il y a à déterminer si une information tombe sous le coup de cette loi dans un grand nombre de cas, on peut légitimement craindre que la censure ne s'abatte sur beaucoup d'informations qui, vraies ou fausses, devraient faire l'objet d'un débat et pas d'une ordonnance de justice. C'est d'autant plus vrai que, à en juger par la façon dont la justice française utilise l'arsenal législatif déjà existant, on peut douter que, dans la plupart des cas, le juge des référés se prononcera dans le sens de la liberté d'expression en cas de doute…
On me répondra que ce n'est pas pour ça que l'on a élaboré cette proposition de loi. Mais quand bien même ce serait vrai, ça n'aurait guère d'importance. Alfred Nobel n'a peut-être pas inventé la dynamite pour tuer des gens, mais ça n'a pas empêché les gens de l'utiliser dans ce but. Plus proche de notre sujet, il est clair quand on lit les débats à l'Assemblée nationale et au Sénat que les parlementaires qui ont voté unanimement pour l'adoption de la loi Pleven, qui a créé le délit d'incitation à la haine raciale, n'avaient pas la moindre idée du monstre dont ils étaient en train d'accoucher. L'enfer est pavé de bonnes intentions, mais il n'y fait pas froid pour autant.
"Même Orwell n'aurait pas osé imaginer une chose pareille dans 1984 !"
Cette proposition de loi accroît également les pouvoirs du CSA, qui pourra désormais refuser une convention à un service de radio ou de télévision si celui-ci “comporte un risque grave d'atteinte à la dignité de la personne humaine, à la liberté et à la propriété d'autrui, au caractère pluraliste de l'expression des courants de pensée et d'opinion, à la protection de l'enfance et de l'adolescence, à la sauvegarde de l'ordre public, aux besoins de la défense nationale et aux intérêts fondamentaux de la Nation, dont le fonctionnement régulier de ses institutions”.
Encore une fois, cet article de la proposition de loi est à la fois remarquablement vague et large d'application (donc se prête à beaucoup d'abus), mais pour couronner le tout il pousse même l'absurdité jusqu'à nous expliquer qu'il pourrait être utile d'interdire un service de radio ou de télévision afin de protéger le “caractère pluraliste de l'expression des courants de pensée et d'opinion”. Même Orwell n'aurait pas osé imaginer une chose pareille dans 1984! On se demande vraiment ce qui peut passer par la tête des parlementaires quand ils votent une telle disposition.
Les quelques garde-fous que contient le texte ne sont guère rassurants. D'abord, la plupart des dispositions (mais pas toutes) ne s'appliquent qu'en période électorale, ce qui en limite la portée. C'est évidemment une bonne chose, mais d'un autre côté, les périodes électorales sont précisément le moment où il est le plus crucial que le débat démocratique puisse s'exercer aussi librement que possible. Ce n'est évidemment pas dans ce sens que va cette proposition de loi.
De même, le texte prévoit que le juge des référés ne peut être saisi pour faire cesser la diffusion d'une fausse information que dans les cas où celle-ci est diffusée “de mauvaise foi, de manière artificielle ou automatisée et massive par le biais d'un service de communication au public en ligne”. Mais il n'est pas évident que cette restriction améliore beaucoup les choses, puisque encore une fois elle est remarquablement vague. Est-ce que si un journal achète de la publicité en ligne et que le juge des référés estime que l'un de ses articles tombe sous le coup de la définition des fausses informations qu'on trouve dans cette loi, il pourra en exiger le retrait immédiat au motif qu'il a été diffusé par des moyens artificiels? Nous n'en savons rien et il est donc probable que ça dépendra du juge.
Bien que ce soit une proposition de loi, tout le monde sait que ce projet vient en réalité du Président de la République, qui l'avait annoncé lui-même dans ses vœux à la presse en janvier. Celui-ci n'a manifestement toujours pas digéré les rumeurs qu'ont fait courir à son sujet quelques médias russes, dont l'audience est pourtant largement confidentielle en France, pendant la campagne présidentielle. On peut comprendre que ce soit désagréable, mais ce n'est pas une raison pour mettre ainsi en danger la liberté d'expression, qu'on maltraite déjà beaucoup trop en France.
http://www.lefigaro.fr/vox/politique/2018/06/05/31001-20180605ARTFIG00212-les-apprentis-sorciers-de-la-lutte-contre-les-fake-news.php