La grippe « russe » qui a fait un million de morts à la fin du 19e siècle a longtemps été attribuée au virus de l’influenza. Mais des indices laissent penser qu’un coronavirus en serait la cause, estiment des experts.
On voit un dessin en page couverture du journal représentant une victime de la grippe russe qui porte un bonnet, entourée de médecins, de pharmaciens et de squelettes musiciens qui dansent.
Une caricature du 12 janvier 1890 dans le magazine satirique parisien « Le Grelot », qui représente une victime de la grippe russe, entourée de médecins, de pharmaciens et de squelettes musiciens.
Photo : Wellcome Collection Gallery, Creative Commons
« Je ne crois pas m’être jamais sentie aussi faible, même pas après avoir eu la malaria à Gênes », écrit en janvier 1892 la militante féministe et réformatrice sociale anglaise Josephine Butler dans une lettre à son fils. Elle attribue ses symptômes d’inflammation aux poumons et sa conjonctivite à la grippe russe qu’elle aurait contractée le Noël précédent.
Trois mois plus tard, elle n’est pas encore remise. "Je suis si faible que si j’écris ou je lis pendant une demi-heure, je ressens une grande fatigue comme si j’allais m’évanouir, et je dois m’allonger", confie-t-elle à une connaissance.
La maladie provoque chez des milliers de ses compatriotes de la fièvre, de la toux, des douleurs et des problèmes respiratoires. Mais aussi des symptômes neurologiques et de fatigue qui ne sont pas sans rappeler ceux de la COVID-19, estiment maintenant des chercheurs.
L’historien britannique Mark Honigsbaum a recensé des symptômes (Nouvelle fenêtre) qui sont décrits dans les années 1890 à propos de cette pandémie : névralgie, névrite, "engourdissement post-grippal", "inertie", psychose, anxiété et paranoïa, entre autres. Certains médecins de l’époque croient d’ailleurs qu’ils n’ont pas affaire à une grippe.
Tel un feu de paille
Cette pandémie trouve son origine dans les steppes de l’Empire russe, au courant de l’année 1889, possiblement en Ouzbékistan. Le virus se propage très vite le long des chemins de fer, en pleine expansion à l’époque en Russie et en Europe.
La ville de Saint-Pétersbourg est gravement touchée à l’automne 1889. "Puis l’épidémie se dirige rapidement vers la Suède, et ensuite l’Europe de l’Ouest", relate le professeur de démographie de l’Université de Montréal Alain Gagnon qui étudie les épidémies et les pandémies historiques.
Ça se répand comme une traînée de poudre.
Une citation de :
Alain Gagnon, professeur de démographie à l'Université de Montréal
À Paris, les décès atteignent des pics de plus de 400 morts certains jours de l’hiver 1889-90. Un scénario semblable se déroule à Londres et dans d’autres capitales européennes. Plusieurs têtes couronnées et dirigeants politiques tombent malades. Le petit-fils de la reine Victoria en mourra.
On voit la page couverture du journal, qui représente à l'aide d'illustrations la prise en charge des patients souffrant de la grippe à Paris. On voit l'intérieur d'un hôpital de campagne et des gens qui font la file.
n plus du chemin de fer, l’essor des liaisons rapides par bateau contribue à répandre rapidement le virus, relate le professeur Gagnon. Les premiers cas en Amérique du Nord sont déjà recensés fin décembre 1889. Au Canada, le port d’Halifax est le premier touché. À Montréal, Québec, Toronto et dans plusieurs autres villes, les cas se multiplient en janvier et on assiste à une hausse de la mortalité. Les années suivantes, la maladie revient par vagues, parfois plus mortelles que la première.
"Ç'a été la première épidémie qui a été suivie, disons, à la trace. Les agences de santé publique étaient à leurs premiers balbutiements à la fin des années 1800", rappelle le démographe.
On dispose donc de données gouvernementales ainsi que de comptes rendus de soignants ou encore d’articles de journaux.
On voit une carte montrant les dates de l'arrivée de la grippe russe dans différentes villes d'Europe et d'Amérique du Nord, notamment.
Carte d’époque montrant la progression de la pandémie au fil de l’automne et de l’hiver 1889-90
Photo : Wellcome Collection Gallery, Creative Commons
"C'est aussi une époque où il y avait un grand débat à savoir si ces épidémies-là étaient causées par des "miasmes" (les émanations provenant des égouts, par exemple) et des conditions atmosphériques particulières, ou bien par des agents infectieux transmissibles entre les personnes", la microbiologie étant alors à ses débuts, explique Alain Gagnon.
Il n’y a donc pas eu de mesures prises comme la distanciation physique ou le port du masque, qui seront instaurées en 1918-19 lors de la grippe espagnole, grâce à une meilleure connaissance de la transmission des virus. Cette pandémie d’influenza au sortir de la Première Guerre mondiale a été malgré tout beaucoup plus mortelle, avec ses 50 à 100 millions de victimes.
Tout comme aujourd'hui, une panoplie de remèdes de grand-mère et de produits miracles sont proposés pour combattre l'influenza dans les années 1890. Ici, une boule contenant de l'acide carbolique (phénol), censé combattre l'infection, mais qui était inefficace.
Photo : Getty Images
De l’animal à l’humain
Or, des travaux publiés en 2005 par une équipe belge (Nouvelle fenêtre) apportent peut-être un nouvel éclairage sur ces événements de 1889-90. En séquençant le génome du coronavirus OC43 – un des quatre coronavirus bénins qui circulent abondamment aujourd’hui et qui causent des rhumes – les chercheurs sont parvenus à estimer qu’il était passé des bovins à l’humain vers 1890.
L’an dernier, une équipe danoise (Nouvelle fenêtre) a rapporté des résultats similaires à ceux de l'équipe belge, datant également l'apparition d'OC43 à partir du coronavirus bovin BCoV vers 1890, des travaux qui doivent encore être publiés dans une revue scientifique.
En tenant compte de ces informations, et du fait que la maladie de 1889-90 était plus grave chez les hommes que chez les femmes et qu’elle semblait affecter le système nerveux, un peu comme la COVID-19, des scientifiques ont avancé que cette pandémie pourrait être le fait du coronavirus OC43.
Une vache tournée vers nous au milieu d'un enclos rempli de vaches noires.
Bovins dans un parc d'engraissement
Photo : Radio-Canada / Geneviève Tardif
"On sait qu’à l’époque on procédait à l’abattage massif de troupeaux de bovins à cause d’une maladie bactérienne (non attribuable à un coronavirus). Cela a pu accroître les contacts entre les travailleurs et le cheptel et ils ont pu contracter le coronavirus qui circulait possiblement chez l’animal", explique Burtram Fielding, professeur de biologie moléculaire à l’Université du Cap-Occidental, en Afrique du Sud, et expert des coronavirus.
"Pourquoi rapporte-t-on beaucoup de symptômes neurologiques à l’époque? On sait que pour les trois coronavirus mortels, ceux du SRAS en 2003, du MERS en 2012 et celui de la COVID-19, il y a une plus grande incidence de manifestations neurologiques. Et on sait que des coronavirus entraînent des symptômes neurologiques chez les animaux", avance comme explication le professeur Fielding.
Repères
Il existe au moins sept coronavirus pouvant contaminer l'humain.
Quatre coronavirus sont considérés comme des sources d'infections bénignes : les HCoV 229E, NL63, OC43 et HKU1. Ils causent entre 15 % et 30 % des rhumes courants.
Trois coronavirus sont responsables d’infections plus graves, parfois mortelles : le SRAS-CoV, agent pathogène du syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS), le MERS-CoV, responsable du syndrome respiratoire du Moyen-Orient (MERS), et le SRAS-CoV-2, à l’origine de la COVID-19.
Malgré tout, l’attribution de la pandémie de 1889-90 à un coronavirus reste une hypothèse.
"Les arguments génétiques supportant l’hypothèse d’un coronavirus sont assez convaincants", juge Alain Gagnon. Mais pour ce qui est des descriptions de symptômes de l’époque, elles ne permettent pas de distinguer une grippe d’une maladie s’apparentant à la COVID-19, remarque-t-il.
D’abord, à la fin du 19e siècle, il était fréquent d’associer des symptômes physiques à des problèmes mentaux, comme les états nerveux et l’anxiété, qui ont à voir avec "les nerfs", comme on l’entendait à l’époque.
Par ailleurs, lors de la grippe espagnole, souligne le démographe, on rapportait aussi certains symptômes neurologiques (Nouvelle fenêtre) ou cardiovasculaires et des patients traînaient des séquelles pendant des mois, comme dans le cas de la COVID-19.
Aussi, les enfants n’étaient pas épargnés par la pandémie de 1889-90, rappelle Alain Gagnon, tout comme lors de la grippe espagnole et d’autres pandémies d’influenza.
Carte montrant la progression de la pandémie sur les cinq continents au fil des mois de 1889 et 1890.
Photo : National Library of Medicine
Finalement, des études sérologiques, portant sur l’immunité, laissent penser que les personnes nées avant 1889 étaient en partie protégées de la pandémie de 1968 (Nouvelle fenêtre) (la grippe de Hong Kong), ce qui pointe vers l’exposition à une souche similaire d’influenza dans les deux cas.
"On peut encore soulever l'hypothèse que le coronavirus et le virus de la grippe auraient pu apparaître en même temps ou circuler dans la population vers la fin des années 1890", avance Alain Gagnon.
"C’est très difficile de prouver ou de réfuter l’hypothèse du coronavirus. Mais en même temps, c’est très difficile de prouver ou de réfuter l’hypothèse de la grippe", admet Burtram Fielding.
"La seule façon de le savoir, ça serait d'isoler le virus et de le séquencer, comme cela a été fait pour le virus de la grippe espagnole", renchérit M. Gagnon.
En effet, des chercheurs, à la fin des années 1990, ont récupéré en Alaska des fragments d’ARN du virus de la grippe espagnole dans un corps préservé dans le pergélisol. Ils ont aussi récolté des fragments dans des tissus prélevés chez des victimes américaines de la grippe en 1918-19 puis conservés. Ceci a permis, dans les années 2000, de reconstituer le code génétique (Nouvelle fenêtre) de ce virus AH1N1.
Le chercheur Johan Hultin met au jour en 1997 un corps enterré au temps de la grippe espagnole à Brevig Mission, en Alaska. Des tissus pulmonaires préservés dans le pergélisol contenaient des fragments d'ARN du virus AH1N1.
Photo : CDC/Peter Hultin
"Mais pour ce qui est de la grippe russe, il faut reculer 28 ans avant la grippe espagnole. Et il y a eu beaucoup moins de morts. Donc, il faudrait vraiment être chanceux [pour trouver des dépouilles préservées qui permettraient de faire de même], mais ça serait l'argument marteau", dit le professeur Gagnon.
Revoir le bilan des coronavirus "bénins"
Avec les épidémies du SRAS, du MERS et de la COVID-19 ces dernières années, les scientifiques revisitent la famille des coronavirus (Nouvelle fenêtre). Selon Burtram Fielding, cela vaut le coup de se pencher sur les coronavirus supposés bénins qui donnent le rhume, à la fois pour comprendre des épisodes historiques, mais aussi pour mieux envisager l’avenir dans la pandémie que nous vivons.
"Des virus comme OC43, de nos jours, causent peut-être beaucoup plus de décès dans le monde qu’on ne le croit. On sait que de tels virus peuvent être problématiques chez certains enfants, par exemple ceux qui sont immunosupprimés. C’est simplement qu’on n’a pas récolté de données sur leur impact plus large", dit le chercheur sud-africain. Un groupe américain s’attelle justement à mesurer l’ampleur de la mortalité de ces coronavirus bénins, mentionne-t-il.
Par exemple, en 2003, quand se produit une éclosion dans une résidence pour personnes âgées en Colombie-Britannique, tout porte à croire que le SRAS-CoV est le coupable. Et pour cause : ce coronavirus mortel provoque à l'époque une crise sanitaire au Canada et dans plusieurs pays. Huit résidents décèdent sur les 95 infectés. Mais des tests montrent par la suite que cette flambée était due à OC43 (Nouvelle fenêtre), ce coronavirus supposé bénin.
"Le taux de mortalité approchait les 10 %", signale M. Fielding. Il peut donc s’avérer, dans certaines circonstances, plus mortel qu’on ne pourrait le penser, poursuit-il.
L’avenir du SRAS-CoV-2
Selon Burtram Fielding, à mesure que les populations seront vaccinées contre la COVID-19 et qu’elles développeront une immunité, conférée par le vaccin ou par l’infection naturelle, la gravité et la létalité du virus diminueront. Il faut compter aussi dans l’équation la meilleure prise en charge de la maladie et les nouveaux traitements.
Ce virus va donc devenir endémique, rappelle-t-il, c'est-à-dire qu'il va circuler de façon permanente dans la population. Selon lui, dans quelques années, il devrait être comparable à la grippe saisonnière pour ce qui est des dommages qu'il provoque. Il restera donc plus dangereux que les coronavirus qui causent des rhumes.
Il rappelle que la souche virale de la grippe espagnole circule encore parmi nous aujourd’hui, lors d’épisodes de grippe saisonnière. "Mais elle n’est plus aussi mortelle. Cela vous montre qu’il y a une sorte de coévolution, d'adaptation entre le virus et son hôte", dit-il.
Les deux chercheurs rappellent que pour toutes ces pandémies modernes, ce sont les contacts avec les animaux sauvages et d’élevage ainsi que les mouvements de masse d’individus qui contribuent à répandre les virus.
Comme pour la grippe espagnole ou la pandémie actuelle, "on voit l'importance de réagir vite, d’une bonne communication entre les gouvernements et la population, et de faire preuve de transparence", rappelle Alain Gagnon. "Ce sont des choses qu'on a constatées et qu'on oublie. Et l’histoire se répète."
https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1774662/grippe-russe-1889-pandemie-coronavirus-histoire-covid