Massacre à Gaza : contorsions cyniques dans les médias français
par Pauline Perrenot, Mardi 10 Avril 2018
La « Marche du retour » qui a rassemblé 30 000 Gazaouis à son premier jour, le vendredi 30 mars, a été réprimée dans le sang par l’armée israélienne : ses soldats ont assassiné 22 Palestiniens tandis que les blessés par balles se comptent par milliers. Ce massacre a fait l’objet d’un traitement médiatique qui, quoiqu’abondant, et parfois pertinent, n’en souffre pas moins des travers malheureusement « classiques » dès lors que les médias s’intéressent à la question palestinienne en général, et à la violence de l’État d’Israël en particulier. Si nous ne prétendons pas à l’exhaustivité, nous revenons ici sur un certain nombre de biais qui s’inscrivent dans une double continuité : celle d’une information internationale de plus en plus bâclée par les médias dominants d’une part [1] et celle, plus spécifique, de la couverture médiatique du conflit opposant les Palestiniens à Israël [2].
Depuis que nous avons écrit ces lignes, la manifestation du vendredi 6 avril a été réprimée dans le sang : les soldats israéliens ont tué dix Palestiniens et blessé par balles des centaines d’entre eux. Force est de constater que les biais médiatiques identifiés dans cet article sont toujours de mise.
Le 2 avril sur France Inter, soit trois jours après la répression et le meurtre des manifestants gazaouis, Bernard Guetta déclamait son éditorial géopolitique depuis Paris, confortablement assis dans un studio de la Maison ronde. « L’aveuglement de Monsieur Netanyahou » titrait-il, avant de commencer ainsi : « On peut en dire tout, le reste et son contraire de cette bataille de Gaza dont le bilan s’est élevé, vendredi soir, à seize morts et quelques 1400 blessés, tous Palestiniens ».
L’entrée en matière laisse d’abord dubitatif quant au fait de pouvoir dire « tout et son contraire » sur les événements d’une part, et de parler d’autre part d’une « bataille de Gaza » quand – et le géopolitologue médiatique le précise lui-même – des « tireurs d’élite » israéliens, couchés sur le haut d’une colline surplombante qui les séparait des manifestants de plus d’une centaine de mètres, ont abattu de sang-froid des Palestiniens désarmés. Ces ambiguïtés laissent toutefois place à un « constat pas contestable » : celui d’une « manifestation très majoritairement pacifique » et d’une « disproportion de la riposte [israélienne] d’autant plus choquante qu’aucun manifestant n’était en passe de franchir la frontière entre la Bande de Gaza et Israël ».
Là était le « tout ». Mais comme l’avait annoncé Bernard Guetta, « son contraire » est venu ensuite :
Mais il est également vrai qu’il s’agissait-là de la première journée d’un mouvement conçu pour durer six semaines et que les autorités israéliennes n’avaient ainsi pas de bonne solution [3]. (Sic) Si elles se contentaient de lacrymogènes et de balles en caoutchouc, elles risquaient qu’il y ait beaucoup plus de gens qui s’approchent de la frontière et essayent même de la franchir, il n’y aurait alors pas eu seize morts, mais un bain de sang d’une tout autre ampleur qui pouvait embraser la Palestine et placer Israël dans une position diplomatique encore bien plus difficile que celle qu’il affronte aujourd’hui.
Une sorte d’action humanitaire avec comme premier objectif de sauver des vies en somme ? Et de poursuivre :
Le gouvernement israélien a, en un mot, tenté de tuer dans l’œuf un mouvement de levée en masse des Palestiniens qui, visiblement, l’inquiète. On verra dans les prochains jours s’il y est parvenu ; tout pronostic serait hasardeux, mais la certitude est que le bras de fer de vendredi dit toute l’impasse où en sont Israéliens et Palestiniens.
Cet éditorial a au moins un mérite : nous éclairer sur le cynisme et le caractère hors-sol du « journalisme géopolitique ». Car sous prétexte de « prendre de la hauteur » en nous révélant les stratégies des uns et des autres en bon porte-voix d’une géopolitique désincarnée, Bernard Guetta néglige toute réalité de terrain et méprise les vies humaines, ramenées à des variables négligeables dans le « grand jeu » que le « grand » journaliste prétend éclairer. Alignant son commentaire sur la communication de l’armée israélienne, le géopolitologue reprend à son compte l’idée que le meurtre de dix-sept manifestants [4] (dont il faut comprendre qu’il ne s’agissait donc pas d’un « bain de sang ») aurait évité un « bain de sang ». Mais il affirme aussitôt que l’objectif de la fusillade était de « tuer dans l’œuf un mouvement de levée en masse des Palestiniens »… Comprenne qui pourra : fusillade humanitaire ou opération d’intimidation politique sanglante [5] ?
Cette chronique est également révélatrice de l’arrière-plan qui sous-tend les différents comptes rendus ou prises de position journalistiques : l’acceptation et la légitimation de l’ordre colonial tel qu’il est établi depuis des années par Israël – sans que cet ordre ne soit systématiquement rappelé. En s’abstenant de rappeler les raisons (légitimes) qui poussent les Palestiniens à se mobiliser, Bernard Guetta entérine ainsi la colonisation et l’occupation, tout comme il légitime la violence dont elle use systématiquement pour se maintenir en place. On comprend qu’un tel cadrage conduise à déduire que « les Israéliens n’avaient pas de bonne solution ».
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