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 Pouvoir d’agir et neurosciences

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akasha

akasha

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MessageSujet: Pouvoir d’agir et neurosciences   Pouvoir d’agir et neurosciences I_icon_minitimeLun 10 Juin 2019 - 19:55

Pouvoir d'agir et neurosciences

Pouvoir d’agir et neurosciences Cerveau-bouquin-grand

par
Vanessa Wisnia-Weill
, le  26 décembre 2018



Les neurosciences éclairent les déterminants de nos actions et la place qu’y joue notre vie mentale. En résultent divers modèles du sujet humain, qui ont chacun une répercussion sur les politiques de l’autonomie impulsées par les pouvoirs publics.

Des héros de Marvel au Programme des Nations Unies pour le développement, inspiré par la théorie des capabilities d’Amartya Sen, nos sociétés érigent en idéal un individu capable d’agir. Par-delà des interprétations politiques diverses, cet idéal met l’accent sur l’action volontaire et ses conditions de possibilité. Or, depuis une cinquantaine d’années, les neurosciences ont mis en évidence des corrélations entre des mécanismes cérébraux et la gamme des opérations mentales (cognitions, émotions, intentions), corrélations qui ébranlent ce qu’on croyait connaître des liens entre pensée et action. À partir des dimensions constituantes de l’action, on soutiendra ici que la vogue actuelle des neurosciences ne nourrit pas seulement l’idéal de l’individu agissant, comme on peut l’admettre en première instance avec Ehrenberg [1], mais le spécifie et le reconfigure fortement, au point de justifier une révision substantielle des conditions politiques et sociales de l’autonomie. Comment notre compréhension de l’action humaine est-elle modifiée par les avancées neuroscientifiques ? Quel espace pour un agir autonome cela produit-il ? Nos démocraties doivent prêter attention à ce qui mérite d’être interprété conjointement- aussi bien la compréhension des déterminismes cérébraux que celle de la causalité mentale dans le monde physique – si l’on tient aux libertés individuelles.

Quand le sujet de l’action et les politiques de l’autonomie rencontrent les neurosciences

La figure de l’individu libre et autonome est au cœur de nos sociétés [2], de nos institutions et de notre droit (protection des libertés individuelles, responsabilités pénales des actes dont on est l’auteur). Nos politiques publiques en sont imprégnées sur un large échiquier politique, qu’elles encouragent l’individu à déployer ce qu’il peut (version libérale méritocratique), l’y exhortent (recherche d’efficience capitaliste) ou encore instaurent des ressources pour permettre à chacun de s’accomplir en s’émancipant des déterminismes sociaux (investissement social dans l’enfance, politiques éducatives, sécurité sociale…). Tout à la fois héritier des valeurs de rationalité des Lumières et d’expression de soi du romantisme [3], cet individu autonome « se détermine comme cause de sa propre action en vertu de raisons dont on reconnaît la dimension normative » [4], il en tire d’ailleurs sa dignité ; et cherche à s’accomplir dans l’existence par des actes qui lui sont personnels.

Pour donner un contenu politique à ces dimensions, pratiques et normatives, il est pertinent de les rapporter à la nature et à la structure motivationnelle des actions. Classiquement, on admet que l’action est un événement qui a des raisons (ce qui le distingue du geste corporel automatique). Cela soulève donc des questions relatives aux états mentaux (intentionnalité, désir…) susceptibles de rendre compte de ces actions. D’autre part, le pouvoir d’agir tient aux possibilités ouvertes qu’a chacun à tout instant de faire A plutôt que B, ou l’inverse, et se définit comme pouvoir d’auto-détermination, permettant de s’attribuer l’action, et le cas échéant d’en être responsable. Cela conduit à se demander si le niveau de contingence et de spontanéité est suffisant pour autoriser une véritable action humaine dans notre univers marqué par le déterminisme, à savoir un régime de causalités (des causes qui produisent des effets nécessaires) associé aux lois (physiques, biologiques, sociales…) qui régissent la matière, le vivant, et notre environnement.

Or précisément, les neurosciences [5] produisent un savoir sur les déterminations des comportements, à partir d’expériences qui mettent en relation des états mentaux et des états cérébraux. À telle enseigne que les pouvoirs publics y voient un réservoir intéressant d’inspiration pour de nouvelles politiques de l’autonomie, comme en témoigne par exemple la nomination du neuroscientifique Stanislas Dehaene à la tête du Conseil scientifique de l’Éducation nationale. Au plan théorique, elles nourrissent les débats portant sur l’action rapportée au déterminisme et à la place du mental, ce qui en toute cohérence ne devrait pas être sans effet retour sur la manière de concevoir les politiques de l’autonomie.

Déterminismes cérébraux et liberté d’agir

Le slogan planétaire « Just do it ! » n’est pas seulement incantatoire. Il souligne ce tempo particulier de l’action : il y a un avant qui ouvre des possibles, et un agir magnifié par l’instant du choix volontaire. Mais il faut se garder d’idéaliser cette initiative, diraient les zélateurs du déterminisme, nulle action individuelle n’échappe à un enchevêtrement de causes réduisant par avance cette capacité d’agir – libre et auto-déterminée – dès la racine des intentions. Savoir s’il existe des contingences ouvrant un espace pour des actions, selon l’intuition commune de la liberté et de l’autonomie, met en jeu le problème classique de la compatibilité du pouvoir d’agir et des déterminismes [6], qui pose la question des liens causaux entre la volonté humaine et l’exécution effective des actions. Des positions compatibilistes (le déterminisme est compatible avec le pouvoir d’agir) affrontent des positions incompatibilistes (plus exigeantes pour le contenu du pouvoir d’agir), version pessimiste (le déterminisme existe, donc le pouvoir d’agir véritable n’existe pas) ou optimiste (le libre arbitre existe et comme il est incompatible avec le déterminisme, ce dernier n’existe pas). Examinons comment les travaux neuroscientifiques peuvent faire jouer ces catégories.

Est-ce mon cerveau qui décide pour moi ? Et si oui quels sont les déterminants de ses « décisions » ? Les lois neuro-scientifiques laissent-elles une place à une action spontanée ? Il s’avère que les neurosciences ont mis au jour un fonctionnement du cerveau qui combine des mécanismes automatiques mais aussi une plasticité cérébrale. Cette dernière désigne la capacité pour notre cerveau de se modifier, en réponse à des phénomènes extérieurs et de manière endogène (par exemple le pouvoir de requalifier certaines aires cérébrales pour permettre le mouvement d’une prothèse se substituant à un membre coupé). Grâce à sa plasticité, le cerveau n’est pas uniquement causé par des événements extérieurs, mais il est acteur [7]. Globalement, les neurosciences mettent en évidence une forme de déterminisme cérébral souple, qui n‘enserre pas tout le réel dans des causalités nécessaires mais produit plutôt des schèmes possibles. Un exemple tiré la théorie de l’apprentissage élaborée par Stanislas Dehaene : dès la naissance, le cerveau humain est organisé avec des intuitions qui servent aux apprentissages ultérieurs. Il possède des algorithmes composant l’attention et le retour d’information avec détection des erreurs réalisées lors d’une action qui viennent nourrir les modèles internes permettant de faire des prédictions sur le monde extérieur. Ce processus comprend une consolidation des savoirs reposant sur des automatismes cérébraux qui s’accompagnent d’une prise de conscience, de perceptions et de modifications cérébrales qui vont renforcer une auto-organisation adaptée du cerveau. Nous serions alors plus libres d’agir si nous possédions au sein de notre répertoire cérébral d’actions possibles un plus grand nombre de contrôles différents acquis précédemment selon notre éducation [8], ce qui définit un certain type de liberté.

Notons que cette approche de la liberté d’agir ne soucie pas de la source ultime de notre volonté : est- ce soi ? Est-ce un ensemble de déterminations passées (cérébrales ou du monde extérieur) ayant déjà produit la volition consciente (dans l’exemple précédent, une volonté d’apprendre qui engendre l’action de faire des exercices) ? Peu importe, le raisonnement commence après la prise de conscience d’une intention et se concentre sur les marges de manœuvre possibles pour les réaliser. Et de fait des marges de manœuvre autonomes existent bien. La démonstration par les neuroscientifiques de corrélations entre le fonctionnement du cerveau et la prise de décision ne contredit pas l’idée d’une liberté d’action, sous réserve de se placer dans un raisonnement qui n’implique pas de remonter jusqu’à la spontanéité de la source première. C’est le cas si l’on adopte implicitement une vision compatibiliste entre déterminisme et liberté (d’agir), qui était celle prévalant chez Hume, et qui reste soutenue par une partie de la philosophie analytique.

Plus radicalement, la plasticité cérébrale pourrait aussi justifier une spontanéité forte qui serait finalement cohérente avec une position incompatibiliste [9]. Mais d’autres travaux font par ailleurs une place à des formes d’indétermination du réel (notamment sur le modèle de la physique quantique) qui pourraient tout aussi bien être interprétées comme un fonctionnement erratique imprévisible, finalement plus dommageable à l’idée d’un agir contrôlé par soi, même a minima.

Résumons. La découverte de certains déterminismes cérébraux ne contredit pas forcément le besoin minimal d’indétermination requis pour assurer le pouvoir d’agir librement. Toutefois, l’action volontaire ne requiert pas seulement des possibilités d’indétermination physique, mais engage aussi le sentiment d’une certaine maîtrise de sa vie, qui renvoie à des phénomènes mentaux.

Le mental et l’action : au risque de ramener la conscience à un épiphénomène

Comment les neurosciences, et les philosophies qui s’en inspirent, rendent-elles compte des événements mentaux (pensées, désirs, croyances, ressentis...) ? Quels rôles jouent-ils dans la structure motivationnelle de l’action ? Pour comprendre ce qui se joue là, il vaut la peine de rappeler les termes du débat sur les relations entre corps et esprit. Avec Galilée s’impose l’idée d’un monde physique gouverné par des lois mécaniques ; pour sauvegarder l’existence d’une sphère de liberté humaine, face à un monde mathématisé et déterministe, deux enjeux liés s’imposent : trouver un type de réalité qui échappe au déterminisme physique et comprendre comment le mental peut agir sur le corps, ce qui garantirait le libre arbitre (si notre mental ne peut rien, il devient plus compliqué d’être responsable de nos actes). Nous avons déjà abordé la question du déterminisme, attachons-nous aux propriétés des faits mentaux.

Quelle relation dans l’individu humain « entre ce qui pense, l’esprit, et ce qui est étendu et appartient à l’univers physique, le corps » [10] ? Au XVIIe siècle, trois modèles de réalité mentale se sont dégagés : un esprit entièrement distinct du corps (dualisme cartésien) adossé à la fois à un paradigme représentationnel (activité mentale conçue dans les termes de l’intériorité et de la réflexivité)et à une conception d’ un esprit distinct du corps mais qui possèderait un point de localisation dans le corps et une possibilité de commander au mouvement et de recevoir les impressions sensibles ; et un rejet du dualisme où l’esprit, non référé à une intériorité, est uni au corps (Leibniz ou Spinoza). Ce dernier courant tente de trouver des alternatives à la solution interactionniste proposée par Descartes pour donner une base à la détermination volontaire des actions, et réciproquement à l’action du corps sur l’esprit qui semble en jeu dans les expériences affectives et de sensations. Dans le monisme de Spinoza, qui inspire une partie des discours matérialistes neuroscientifiques, les deux champs de l’étendue (corps – cerveau) et de l’esprit, s’écrivent concomitamment comme les deux faces d’une même pièce, sans pour autant s’interpréter comme des causalités réciproques : il n’y pas de causalité entre la réalité psychique et la réalité physique car il y a une réalité unique (monisme) mais qui se déroule simultanément sous deux attributs, le physique et son envers mental, tout l’univers étant susceptible de se comprendre entièrement (et non pas de manière complémentaire) dans l’un ou l’autre des attributs.

À partir des années 1960 de nouvelles expériences vont tester les causalités réciproques du cérébral et du mental et tendent à montrer que nos décisions seraient déjà prises de façon non consciente par notre cerveau [11]. À la limite, la conscience de vouloir réaliser quelque chose serait un récit de l’individu pour lui-même, qui n’est pas directement responsable de notre action sur le monde. En conférant un tel rôle épiphénoménal à la conscience, de nombreux neuroscientifiques soutiennent l’inexistence d’un libre arbitre. Toutefois, l’interprétation de ces expériences fait débat. Par exemple, Henri Atlan [12] soutient qu’en tenant compte de différents niveaux de rapport à soi, cela peut déconstruire des résultats portant sur des corrélations entre état mental et état cérébral pour les ramener à de simples corrélations intra-cérébrales qui ne suffisent pas à invalider la causalité du mental sur le monde physique. Le récit que l’individu se tient quand il agit ne cause peut-être pas l’action (au sens d’une cause qui induit nécessairement un effet) mais il en rend compte, et cela a une valeur pour l’individu, qui n’est pas pure illusion. De fait, un champ d’investigation s’est ouvert pour s’attaquer au « problème [qui] n’est pas tant, comme on le croit trop souvent, la réduction du culturel au biologique que le rapport du sujet neuronal à lui-même, la manière dont il se voit, s’aperçoit ou s’auto-affecte… » [13].

C’est pourquoi, sur fond d’un rejet très majoritaire du dualisme cartésien, divers matérialismes s’opposent toujours sur la place du mental et son éventuel rôle causal dans l’action. Une première approche, également minoritaire aujourd’hui, postule une identité stricte entre états psychologiques et états physico-chimiques du cerveau. Une autre approche, fonctionnaliste, sans revenir à une intériorité du mental, ne réduit pas les états psychiques à des états matériels, au sens où il les conçoit comme des états fonctionnels de l’organisme (ils suscitent une certaine réponse de l’organisme face aux stimuli de l’environnement), états susceptibles d’être réalisés par divers substrats physiques, équivalents d’une machine abstraite calculante (type ordinateur). Néanmoins, le fonctionnalisme risque d’achopper sur l’explication de la conscience phénoménale et du sentiment très vif que nous avons d’être libre. Sur des bases différentes, Davidson pose aussi une spécificité du mental, non réduite aux propriétés physico-biologiques, et qui vise à conserver une spontanéité des phénomènes mentaux intentionnels [14]. Thèse actuellement réfutée par Kim qui considère que Davidson n’évite pas l’épiphénoménisme de la conscience, et juge plus crédible soit un strict physicalisme (proche du fonctionnalisme), soit le retour à une forme de dualisme. Alternativement enfin d’autres théories « matérialistes » Putnam, Atlan. Atlan se qualifie lui-même à l’instar de Spinoza de ni matérialiste ni idéaliste), mettant notamment l’accent sur les dimensions langagières et sociales de l’homme (MLS) reformulent le problème de l’union du corps et de l’esprit autrement que sur un mode de causalité réciproque (inspiration spinozienne).

Finalement, selon les positions adoptées dans ce débat autour de la question des rapports corps-esprit, la lecture des résultats des neurosciences portant sur la place du mental diffèrera. Sans épuiser toutes les combinaisons possibles, on va dégager ici deux configurationsont le mérite de donner des réponses bien distinctes à la fois sur la place du mental et le rapport aux déterminismes (cérébraux), et dont on verra qu’elles résonnent avec des revendications politiques ou sociales importantes. Soit d’un côté, une approche matérialiste (MLS) non fonctionnaliste, qui élimine l’idée d’une causalité du mental sur les mécanismes cérébraux déclenchant l’action, et qui adopte un point de vue incompatibiliste. D’un autre côté, on observera un modèle fonctionnaliste, qui accorde un rôle causal aux évènements mentaux, couplé à une approche compatibiliste qui pose une vision faible de la liberté. On verra que chacune de ces deux configurations induit une certaine vision du pouvoir d’agir, et questionne la place du sujet, si bien que, pour avoir quelque efficacité, les politiques de soutien à cet agir devraient se concevoir différemment.

Configuration 1 : une puissance d’agir découplée de la délibération intérieure

Soit l’approche MLS. Cela reste une configuration très favorable à une puissance d’agir individuel, mais qui n’est pas le libre-arbitre.

Cette configuration sauve une puissance d’agir individuelle compatible avec les déterminismes neuroscientifiques. En effet, le caractère causal des automatismes biologiques qui préformatent l’action n’élimine pas les marges de manœuvre pour une action. Du fait du rôle actif du cerveau dans ses relations au monde, les mécanismes généraux qui conditionnent la réponse des cerveaux intègrent une part singulière, propre à chaque individu. L’individu apparaît comme sujet de son action, pour peu qu’on adopte une position moniste qui unifie esprit et cerveau. Globalement, se dessine une capacité individuelle d’action/évolution, sous condition de nécessité.

Pour autant, l’intentionnalité humaine, qui est pourtant centrale dans la figure de la liberté autonome héritière des Lumières, perd son caractère causal. Des modèles neuroscientifiques qui sauveraient un certain rôle de la conscience existent, et peuvent correspondre à une conception langagière qui rend raison de l’action (mais ne rend pas le mental causal), et fait droit à l’expérience humaine telle qu’elle est vécue à la première personne [15]. Mais de telles conceptions sont éloignées d’un modèle de délibération intérieure présidant à l’action. Bref, on assiste peut-être à un redécouplage de la puissance d’agir et de l’action volontaire, « imputable [moralement à la personne] et productrice de conséquences [qui] se trouve non seulement à la base du droit mais aussi de l’éthique et de la morale religieuse de l’Occident chrétien » [16]. Un tel découplage serait à rebours du long mouvement séculaire au cours duquel s’est forgé un modèle de responsabilité du sujet liant volonté d’agir et pouvoir d’agir, progressivement édifié sur un nouage des notions de faute et de cause d’une action selon Agamben. On retrouverait alors une forme de puissance d’agir des Anciens (par exemple les stoïciens) qui concevaient une possibilité de libération très différente, comme un acquiescement à soi-même grâce aux connaissances des nécessités nous conditionnant.

Dans ces conditions, un concept de liberté pourrait certes se fonder sur les neurosciences mais risque de différer drastiquement de nos conceptions dominantes. Que la conception de l’autonomie se modifie n’est pas neuf en soi : on sait bien que l’autonomie s’articule toujours avec une part d’hétéronomie qui constitue les individus [17], ce qui conduit régulièrement nos institutions à réarticuler différemment l’individu et le collectif. Néanmoins, la modification obtenue par l’accent mis sur la puissance d’agir découplée en partie de l’intentionnalité serait substantielle, en particulier car l’arrimage des questions éthiques et de l’action serait moins assuré. Le pouvoir d’agir ne serait plus ce que l’on croit. Pour refonder la dignité de l’agir et de la responsabilité humaine, nos institutions sociales devraient revoir leurs priorités (par exemple avec un accent drastique sur la connaissance) [18].

Configuration 2 : « intelligence artificielle » mais risque d’élimination de l’individu concret sur fond d’ambivalence du capitalisme

On peut au contraire adopter une pensée fonctionnaliste et compatibiliste, typiquement celle qui pourrait accompagner l’intelligence artificielle. Elle pose des lois pures de la cognition, indépendantes de l’humain. Le mental calculatoire produit des effets, ce n’est pas un épiphénomène. Mais si le fonctionnalisme est un bon modèle pour expliquer des états mentaux produisant une certaine réponse des organismes, mécanismes qui peuvent être décrits par un chercheur indépendamment (à la troisième personne) du sujet qui vit l’expérience, il ne semble pas pouvoir rendre compte des qualités attachées aux expériences personnelles telles que la douleur [19]. Décrire d’une telle manière fonctionnelle l’ensemble du mental pourrait faire l’impasse sur une partie de la valeur des vécus à la première personne. On ne relèverait pas le défi d’expliquer le fossé existant entre le subjectif et l’objectif, mais on le minorerait. Dans ce cadre, les neurosciences ne se contenteraient pas d’intégrer l’individu à un collectif humain (à la troisième personne), mais débouchent sur une logique de la cognition bien plus abstraite, sur un langage hors corps, au-delà de l’humain. C’est pourquoi, contrairement aux critiques usuelles, ce n’est pas peut-être pas un « trop d’individu », péchant par ignorance des enjeux d’émancipation collective, qui fait aujourd’hui problème au regard des mutations révélées par les neurosciences. Ce serait plutôt l’atomisation de l’individu, qui déboucherait paradoxalement sur un anti-individualisme, plutôt que sur un approfondissement de l’autonomie. Et cela nous semble renvoyer à une ambivalence originaire du capitalisme.

Le pouvoir d’agir libéré par les Lumières s’édifiait sur une intrication des valeurs de liberté individuelle et de contrôle social. Hume, Smith, chacun à leur manière, observent les passions humaines comme moteur de l’action des individus plongés dans le bain social. Avec le capitalisme naissant, tantôt influencé, tantôt influenceur, l’individu apparaît traversé de mille passions, comme autant d’aiguillons pour échanger et interagir. L’ordre social se réforme et produit une auto-régulation via divers mécanismes. Qu’il s’agisse de la main invisible du marché, qui articule de fait différentes activités économiques des individus, ou plus récemment des thérapies comportementales et cognitives (schémas d’actions proposés aux individus pour induire de nouvelles régularités de comportement mieux adaptées aux attentes sociales), sont ainsi favorisées des modifications des désirs et des capacités pour créer de la valeur. Cette conception s’est élaborée pour trouver une organisation sociale favorisant la coopération, dans un contexte de montée en puissance des liens impersonnels suscités par le développement des échanges capitalistes naissants. Or cette impersonnalité ne signe pas seulement la prise de distance des individus modernes d’avec les liens forts de la famille et des allégeances passées. Elle renvoie aussi à une forme d’abstraction propre à l’acte d’échange qui s’impose avec l’économie marchande [20], et qui construit des conditionnements. De fait, si la coopération paraît toujours plus plébiscitée dans nos sociétés capitalistes, qu’on y voie un ferment d’efficacité collective ou la possibilité d’une harmonie sociale, elle comporte aussi sa face obscure quand on rapporte le projet d’émancipation individuelle aux contraintes impersonnelles de la division du travail et aux risques de conditionnement de nos désirs et de nos actions dans le capitalisme avancé. Entre la banalisation de l’humain dans le vivant et le risque de l’abstraction, le capitalisme avancé pourrait renforcer des formes de coopération aliénantes sous couvert d’émancipation. Comment assurer des coopérations respectueuses des individus concrets, de leurs besoins de liberté et d’interactions humaines non impersonnelles, plutôt qu’engendrer un individu atomisé, enrôlé, qui n’a d’autonome que le slogan ?

Les savoirs que produisent les neurosciences semblent au premier abord ouvrir le champ des possibilités humaines. Mais en regardant de plus près, elles reconfigurent nos conceptions du déterminisme et du pouvoir causal du mental sur le monde physique, il faut en tenir compte, d’autant que face à ces découvertes plusieurs configurations se dégagent, qui conduisent à des représentations du pouvoir d’agir parfois dérangeantes, pour nos définitions courantes de l’autonomie. Ainsi, dans l’option 1, matérialiste incompatibiliste, une puissance d’agir humaine bien réelle apparait. Mais elle correspond à une forme d’acquiescement à soi-même dans un monde très déterminé et n’est accessible qu’avec une bonne connaissance des nécessités nous conditionnant (ce qui contraste avec certaines visions libérales qui croient à la toute-puissance de la volonté individuelle). En outre, le modèle de responsabilité humaine qui s’en dégage n’est pas assuré. L’option 2, d’une vie mentale pensée comme « intelligence artificielle », court le risque de l’abstraction avec des formes de collaborations aliénantes, en résonnance avec certaines ambivalences originaires du capitalisme. Paradoxalement, l’atomisation de l’individu déboucherait paradoxalement sur un anti-individualisme. Dans tous les cas, rien n’interdit de refonder nos institutions pour sauvegarder les valeurs démocratiques d’émancipation de l’individu. Mais cela suppose d’interpréter avec attention ces savoirs, philosophiquement et politiquement, au regard des réalités sociales. Les découvertes neuroscientifiques apparaissent comme le théâtre d’affrontement entre plusieurs visions de l’homme, cela ne sera pas sans conséquence sur les institutions de la liberté dans le capitalisme avancé. Car les vérités scientifiques ne suffisent pas à produire une politique, mais peuvent contribuer à cristalliser un certain esprit du temps.
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