Très beau texte (selon moi) d'une prof qui passe un coup de gueule, diffusé sur médiapart, à destination de nos chers dirigeant :
"Je suis prof et je suis femme. Et aujourd'hui les médias sont pleins de gens qui ne sont ni l'un ni l'autre, et qui parlent à ma place. En mon nom. "
Pas en mon nom
« Chose significative : ce n'est pas par la tête que les civilisations pourrissent. C'est d'abord par le cœur. » Aimé Césaire
Puisque vous avez l'outrecuidance, M.Blanquer, de parler de « martyr », laissez-moi faire un peu d'histoire. Et vous rappeler l'étymologie du mot : le martyr, c'est le témoin. Celui qui par ses yeux clos voit et désigne, celui par qui l'on est instruit. Les martyrs chrétiens de la Rome antique ou les martyrs palestiniens d'aujourd'hui ont ceci de commun que confrontés à un choix, ils ont décidé de sacrifier leur vie plutôt que de renier leurs convictions. Ils ont posé un acte fort, violent, incompréhensible à mes yeux, parce que contrairement à vous, monsieur le ministre, je ne suis d'aucune religion, pas même républicaine. Mais ils ont décidé le martyre, pour une cause qui leur a semblé plus grande qu'eux. Sans trop m'avancer, je crois que M. Paty, qui fut un fonctionnaire honnête, s'il avait eu le choix, aurait probablement choisi la vie. Je crois que vous fabriquez de toutes pièces un héros là où fut un homme, une victime.
Et si vraiment vous tenez au vocabulaire religieux, monsieur le ministre, si les temps apocalyptiques sont venus, alors laissez-nous au moins choisir nos martyres. Et si je pouvais, je laisserais M.Paty vivre sa vie, qu'il aimait probablement. Et je choisis d'honorer la mémoire de Mme Christine Renon, qui elle a fait un autre choix. Qui a décidé de se donner la mort, sur son lieu de travail, dans son école, en vous accusant explicitement, vous, la hiérarchie du ministère de l’Éducation Nationale, vous, les réformateurs briseurs d'égalité, vous, les destructeurs du service public d'éducation. Nous avons choisi Christine Renon, il y a plusieurs mois, cette directrice d'école pour le sacrifice de qui vous n'avez pas eu un mot de compassion, et pour qui nous avons organisé, partout en France, des minutes de silence clandestines dans les salles de profs.
Je n'enseigne pas l'EMC, et j'en suis fort aise. Parce que dans EMC, il n'y a pas que le C de Civique, il y a aussi le M de Moral, et moi, la morale, ça m'emmerde.
Je n'enseigne que la littérature, pas la Laïcité ni la République ni la Liberté. Dans mon domaine, on préfère les pluriels aux majuscules. J'enseigne la littérature, la fiction, des mensonges qui disent des vérités. Des vérités. Souvent, des contradictions, des problématiques. Des complexités, des subjectivités, des paradoxes.
Paradoxe, que ma profession soit devenue en quelques jours un symbole de la liberté d'expression, alors qu'il tient tant à cœur à nos ministres successifs de nous museler, de nous faire taire, de nous dompter, de nous homogénéiser, de nous aplanir et de nous faire entrer dans les cases étroites de leurs compétences. Que celui qui a voulu nous contraindre par la loi à être « exemplaires » et réservés, ose aujourd'hui vanter la liberté d'expression, lui qui a si peur de la nôtre, cela ferait presque rire, si cela ne faisait pleurer.
Avant que l'on ne m'impose un programme officiel national, avec une liste courte d'auteurs, j'enseignais à mes élèves Aimé Césaire. Et avec eux j'aimais interroger les louanges paradoxales de « Ceux qui n'ont inventé ni la poudre ni la boussole ». Et moi qui suis femme, longtemps reléguée par les représentations dominantes du côté de l'humide, du souterrain, et de l'irrationnel, j'aime deviner avec mes élèves – mais peut-être me trompè-je ? En littérature, c'est toujours possible, et c'est ça qui est beau – que ce qui se terre en cet éloge, c'est la foi en la passion et en la musique, contre la Raison qui, certes, a pillé les églises (merci), mais qui a aussi organisé et planifié minutieusement les génocides et les colonialismes du XXeme siècle. Et d'entendre aujourd'hui n'importe qui et surtout ceux qui parlent depuis les tréfonds de leurs émotions, vanter sans nuances des Lumières fétichisées, comme si Adorno et Horkeimer n'avaient jamais questionné la rationalité triomphante, comme si la Négritude n'avait pas souligné les violences de la rationalité occidentale, comme si Walter Benjamin ne nous avait pas prévenus que la raison hégémonique était un oiseau de malheur, et bien, ça me donne une idée de l'ampleur de la tâche qui attend l'enseignante que je suis.
Et les sophismes absurdes contre les « théories intersectionnelles » et « l'islamogauchisme » qui gangrènent la fac, on en parle ? Il fallait toute la brillante argutie d'un ministre de l’Éducation Nationale, pour faire un pitoyable éloge funèbre à un enseignant assassiné...en accusant d'autres enseignants. Réussir à transformer les victimes en coupables, ça, monsieur Blanquer, il fallait oser. Et vous osâtes, évidemment. C'est à ça qu'on vous reconnaît. Vous connaissez si mal le monde enseignant, qu'au-delà des honnêtetés intellectuelles, au-delà des décences que l'on eût pu attendre de vous, vous ignorez même ce qui en fait, aujourd'hui encore, la force : ce que vous croyez corporatisme, mais qui est en fait solidarité. N'attaquez pas Elsa Dorlin au nom de Samuel Paty. Vous n'en avez pas le droit. Dans notre monde, on n'oppose pas un enseignant à un autre. Dans notre monde, monsieur le ministre, on ne répond pas à la haine et au meurtre par l'appel à la haine ni par la stigmatisation. Dans notre monde, qui pourtant vacille aujourd'hui, dans notre monde qu'est l'école, on reste unis face au drame, et lorsqu'un seul est touché, on se sent tous attaqués. Et lorsqu'un ami tombe, un ami sort de l'ombre à sa place. Dans notre monde, on ne tire ni sur les ambulances, ni sur les corbillards.
Mais que nul ne s'inquiète : nous serons dès lundi dans nos classes. Nous nous rendrons dans les foyers de contamination géants que sont les établissements scolaires, nous assurerons masqués des cours à 36 élèves aux visages semi-cachés, dans des conditions sanitaires grotesques. Nous le ferons, non pour éclairer ni pour évangéliser nos élèves, non pour les instruire de haut en bas ni pour les convertir au catéchisme laïc, mais bien pour co-construire avec eux un savoir critique et collectif. Non parce que nous serions les hussards noirs d'une république bien ingrate, mais parce que nous sommes des éducateurs, des travailleurs sociaux qui aimons et respectons les enfants et les adolescents. Et nous serons là, lundi, non pour leur faire la messe républicaine, mais pour entendre leurs idées et leurs émotions, pour penser et panser ensemble les plaies de notre temps. Nous survivrons aux caprices ministériels, car eux passent, et nous, fidèles, nous restons.
Je suis prof et je suis femme. Et aujourd'hui les médias sont pleins de gens qui ne sont ni l'un ni l'autre, et qui parlent à ma place. En mon nom. Qui prétendent me défendre, et qui pour ça tracent un sillon de haine, de division, de destruction. De mort. A eux désormais je m'adresse.
Vous, nouveaux champions de la féminité, qui vous révélez rageurs sur les plateaux télé ou écrivez des tribunes condescendantes aux « musulmans de France », vous qui défendez les femmes de l'obscurantisme... Où avez-vous vu que les femmes avaient besoin de vos gesticulations chevaleresques, et pour qui vous prenez-vous donc ? Pour qui nous prenez-vous donc ?
Quand vous vous drapez dans les oripeaux d'Egalité, et opposez des femmes à d'autres.
Quand vous prétendez savoir qui est soumise et qui ne l'est pas.
Quand vous mesurez la taille de nos tenues à l'école : trop court, trop long. Trop de nombril, pas assez de cheveux. Mais regardez donc ailleurs !
Quand vous mimez grossièrement la Fraternité, moi, je choisis la sororité.
Quand vous excluez les collégiennes, comme on dévoilait hier leurs aïeules en Algérie, ne le faites pas au nom de ma liberté de femme. N'agressez pas mes sœurs musulmanes au nom de ma liberté, dont jusqu'à aujourd'hui vous n'aviez que faire. Où étiez-vous, hérauts de la Féminité émancipée, lorsqu'on donnait des coups de matraque aux manifestantes le 8 mars dernier ? Où étiez-vous quand on nomma ministre de l'Intérieur un homme accusé de viol ?
Quand vous utilisez le métier d'enseignant et la condition de femme pour emplir les médias de votre haine des Musulmans. Moi qui suis prof et qui suis femme, je me sens instrumentalisée, spoliée, violentée.
N'attendez pas ma gratitude ni ma complicité.
Cette guerre est la vôtre. Ne la menez pas en mon nom.
source : https://blogs.mediapart.fr/fanny-monbeig/blog/311020/pas-en-mon-nom?utm_source=global&utm_medium=social&utm_campaign=SharingApp&xtor=CS3-5