akasha
Messages : 6839 Date d'inscription : 12/05/2013 Age : 39
| Sujet: Le développement personnel moderne: Fantasme ou Clé du bonheur absolu? Lun 18 Juin 2018 - 1:08 | |
| Le développement personnel moderne: Fantasme ou Clé du bonheur absolu?
« Réussir sa vie », « Happy life », « En quête du bonheur », « Révolution positive », autant d’expressions toutes faites que l’on retrouve sur la toile sous forme de blogs aux allures de boutiques spirituelles et de vérité universelle. Voilà comment se définit aujourd’hui le concept modernisé du développement personnel dont les outils résident en la croyance d’un idéal de vie conformiste et de sa création par la pensée.
Vous vous croyiez unique jusqu’à présent ? Oubliez ça, la tendance est à l’uniformisation.
Le développement personnel à l’origine.
Contrairement à ce que l’on peut penser, le développement personnel n’est pas un effet de mode qui date des années 2000. Bon nombre de citations positives qui pullulent sur les sites web spécialisés sur le sujet, en guise d’auto-motivation et de réalisation de soi, sont signées du philosophe communément appelé Confucius (551-479 av. J.C). Cette figure mi-historique, mi-légendaire, tissera tout au long de sa vie un réseau de valeurs dont le but est l’harmonie des relations humaines. Il aurait cherché à fonder une morale positive non pas en se positionnant comme maître à penser mais en développant chez ses disciples l’esprit critique et la réflexion. Améliorer son comportement individuel de manière à faire baisser le niveau d’agressivité dans les liens sociaux est la ligne de conduite du confucianisme. Le médecin-psychiatre Carl Gustav Jung fait aussi partie des précurseurs de la réalisation personnelle à travers la psychologie analytique (1) qu’il a élaborée à partir de 1913 sur l’investigation de l’inconscient et de « l’âme ». Ses travaux complexes et fascinants traitent d’une forme de développement de soi menant à la découverte de sa propre totalité. Le concept central de sa théorie étant l’individuation, processus de prise de conscience de l’individualité profonde, décrite par Carl Jung. Ce regard porté vers les « profondeurs du soi » serait la condition préalable qui ouvrira à terme les voies d’un compromis entre l’individu et la société. Ici, l’individuation se démarque de l’individualisme qui, lui, consiste à privilégier les droits, les intérêts et la valeur de l’individu par rapport à ceux du groupe. Ceci n’est qu’une brève esquisse des travaux de ce penseur influent basés sur une étude approfondie des dogmes de la spiritualité et de la psychologie que l’on pourrait mettre en lien avec le malaise social présent dans notre monde occidental.
De la sagesse et la science est né un enfant bâtard du 21ème siècle dont les dérives ont tendance à gagner du terrain au point de modifier littéralement nos priorités et nos comportements sociaux. Allons voir de plus près les raisons et les conséquences de ce renversement…
Recrudescence d’une spiritualité populaire.
Il n’existe pas de définition officielle du développement personnel tant il est mis à toutes les sauces. Cependant, la tendance actuelle vise la performance, la valorisation de son potentiel et l’adoption d’une pensée positive pour atteindre ses objectifs. L’idée est que l’on attirerait ce que l’on pense, l’application de la Méthode Coué (2) en quelque sorte dont le fondateur Emile Coué a écrit l’ouvrage « La maîtrise de soi-même par l’autosuggestion consciente » (dernière version publiée en 1926). A supposer que cela soit possible, cette vision ne s’acquerrait pas en un coup de baguette magique comme les techniques de ce courant de pensée le laissent croire. Pourtant, c’est ainsi qu’elles semblent répondre parfaitement à la demande de notre ère pressée, notre génération du « Je veux, ici, et maintenant ! », comme si l’élévation de soi n’était qu’un énième produit de consommation trouvé dans un rayon de supermarché.
Bien que le développement personnel moderne semble s’inspirer fortement des théories de Jung et des pensées positives de Confucius entre autres experts en psychologie, ses orientations ont toutefois déviées vers une adaptation à notre société individualiste et néo-libérale . Le sociologue Nicolas Marquis qui a étudié le sujet à travers deux ouvrages (3) nous explique dans un entretien cette corrélation entre les sociétés dites occidentales et l’émergence du développement personnel : « Ce sont dans des sociétés qui sont sensibles à l’individu que le développement personnel peut prendre place contrairement aux sociétés dans lesquelles la vie est bonne, la vie réussit. Dans les sociétés holistes (4) , l’on privilégie l’équilibre global, et vous étiez un bon individu si vous réussissiez à occuper la place qui vous lie aux autres pour évoluer dans le monde. Or, dans les sociétés individualistes, s’est développée (notamment suite au tournant Rome Antique) l’idée que chacun ait en lui-même quelque chose qui est de l’ordre d’une étincelle divine, d’un potentiel inexploré. Ici, être un bon individu, ce n’est plus faire ce que l’on attend de vous, mais c’est parvenir à révéler ce qu’il y a à l’intérieur de vous, en sortant des sentiers battus. A l’heure actuelle, le développement personnel est, quelque part, l’héritier de cette logique-là. Logique résumée en une phrase: Nous avons tous en nous plus que ce que nous croyons ; et cette phrase ne peut avoir de sens que dans des sociétés individualistes. C’est depuis le 18ème siècle que la réalisation de soi à partir de quelque chose qui se retrouve à l’intérieur de nous est valorisé à ce point. Cela ne fait écho que dans un contexte où l’individu aurait un pouvoir qui lui permette de créer quelque chose de neuf, sortir d’une vie programmée afin de créer sa propre personnalité. »
Et sur la question concernant le succès du développement personnel au cœur d’une société en manque d’ancrages et, en un sens, démissionnaire de la sphère politique, Nicolas Marquis ajoute : « Le Développement personnel est un mouvement apolitique non pas parce qu’il désinvestit le changement, mais parce qu’il désinvestit les voies classiques de l’action collective. C’est-à-dire que si l’on veut changer les choses, ce n’est plus avec les syndicats, ce n’est plus en allant manifester, c’est en pratiquant la méditation, en travaillant sur soi, ou en triant ses déchets. Donc, il ne s’agit pas d’un désinvestissement de l’intérêt collectif mais il y a quelque chose qui ressemble au fantasme de la goutte d’eau qui fait déborder le vase. On imagine qu’au bout d’un moment, si tout le monde se transforme, il y aura une sorte de modification collective qui va se mettre en place. Ce serait une façon de se tourner vers une autre solution dans la mesure où s’occuper de son développement personnel, c’est s’occuper de ce qui n’a plus d’importance, chercher à avoir une prise sur ce qui ne change plus rien en quelque sorte. Le boom de ce développement moderne aujourd’hui est un peu le résultat de cette conscience malheureuse développée par beaucoup d’individus; conscience qui dit que, finalement, l’on a plus vraiment de prises sur le monde dans lequel on est. Lorsque l’on pense au nombre de dépendances que l’on a développées pour se nourrir, élever des enfants etc, on se rend compte du poids auquel nous sommes dépossédés de toute une série d’aspects de maîtrise. L’intérêt exprimé par le Développement personnel est à la fois la conscience malheureuse du désinvestissement politique et le fait de continuer à porter l’espoir un peu chimérique que cela reste possible. »
Quand le Bien-être se déguise en Bonheur.
Bon nombre d’ouvrages destinés au développement personnel promettent des techniques infaillibles pour être heureux comme si le bonheur était censé avoir une méthodologie semblable au parcours universitaire en vue de l’obtention d’un diplôme. Contrairement aux titres alléchants et trompeurs de certains livres basés sur la pensée positive tels que « Faire le choix du bonheur », « 7 façons d’être heureux », « Le bonheur, ça s’apprend », il n’est en réalité pas question de bonheur livré clé en main, mais de bien-être. Ce dernier n’est qu’une composante qui se différencie par son état éphémère et euphorisant avec une tendance à se dissiper dans le temps. Le bonheur se révélant, à contrario, un état de plénitude pérenne et régulier dans ses démonstrations (5). Que ce soit pour une quête de confiance en soi, d’apaisement intérieur ou bien de réussite économique visés par les lecteurs de ces ouvrages, le bonheur n’émergera pas si un de ces seuls aspects est atteint. Le capital du bien-être voire du plaisir peut, au mieux, améliorer l’existence mais ne suffit pas à atteindre une béatitude complète. Ceci car le bonheur est une affaire tellement personnelle qu’il n’existe aucun mode d’emploi capable de satisfaire chacun d’entre nous. Le philosophe Emmanuel Kant écrivait d’ailleurs « Le concept du bonheur est indéterminé car il est empirique, c’est-à-dire qu’il est défini par l’expérience de chacun ». Ainsi, être heureux n’est pas un choix qui dépendrait uniquement de la volonté des individus, ni de préceptes à suivre dans un livre, mais d’un ensemble d’éléments indispensables et propres à chacun dans lesquels la situation sociale, familiale, économique, culturelle et psychologique influencent singulièrement l’atteinte de ce but.
Cependant, il est intéressant de constater que l’image représentative du bonheur ainsi faussée aille de pair avec notre mode de vie dans lequel à peu près tout tourne autour de l’instantané. Tel un modèle banalisé, le déferlement de l’immédiat et de la brièveté s’est installé dans nos vies quotidiennes (fonctionnement des médias, relation de couple, mode de consommation). Ce conditionnement semblerait mener à une suite de désirs rapidement comblés qui primerait sur la réflexion, la projection dans le temps ainsi que sur la prise de recul. La longévité ne serait à priori plus de mise dans notre manière de concevoir le monde. L’intensité ressentie, même très courte dans le temps serait monnaie courante, voire favorisée à un long fleuve tranquille. Ainsi, le lien entre notre société de l’instantané et le bonheur réduit au bien-être et au plaisir au sein du développement personnel ne serait qu’une suite logique de cette globalisation jusqu’à s’imprégner dans ce qui nous est de plus intime: nos émotions.
Le regard sur soi face au risque de l’exclusivité.
Penser à soi, se remettre en question, s’isoler par moment n’est pas une mauvaise chose ; se reconnaître en tant qu’individu est primordial dans notre construction personnelle. Néanmoins, l’introspection permanente peut conduire à un narcissisme extrême, néfaste à une sociabilisation riche.
En effet, si la notion du MOI devient auto-suffisante, l’individu se placera d’un point de vue social en compétition avec les autres et non en lien, faisant de lui l’emblème d’une société qui traverse une crise (6). Ces autres deviennent alors des silhouettes dans le décor dont on pourrait largement se passer étant donné qu’ils ne nous sont pas foncièrement « utiles ». Les notions d’empathie et de solidarité en pâtissent car elles représentent un obstacle au maintien de la positivité à toute épreuve et ne serviraient pas l’intérêt personnel des personnes qui se noieraient parfois dans le développement personnel. L’individu, s’isolant lui-même de ses semblables, nourrit l’obsession de l’évolution, non pas spirituelle, mais de son statut social. Celui-ci s’inscrirait, selon lui, comme la condition sine qua none à son accomplissement. La satisfaction totale quant à elle ne peut trouver place dans ce schéma de pensée, n’étant que l’illusion d’une image véhiculée en masse. Le piège de ce phénomène étant principalement d’éloigner les gens des éléments essentiels de leur vie pour, ensuite, les orienter vers une idéologie inspirée de notre système capitaliste. Le modèle d’autonomie individuelle prévaut sur le bien-être du groupe et, sans nous en rendre compte, nous sommes passés du côte à côte au dos à dos. Les yeux rivés sur soi-même, l’individu deviendrait aveugle à ce que les autres ont à lui offrir de non-palpable. Prenons pour exemple la devanture des réseaux sociaux qui attestent à quel point l’égo prédomine sur les relations humaines et conduit ainsi à une solitude parfois dramatique. Ainsi, serions-nous sur la voie de l’individu 2.0 dont l’existence n’a de valeur que si elle est affichée sur un podium et quelles seraient les conséquences de ce mode de vie normalisé sur les rapports humains ?
« Dis-moi ce que tu as, je te dirai si tu es heureux ».
Ce leitmotiv du développement personnel moderne veut s’imprégner dans la mémoire collective. Parmi ses particularités, on observe une modification intrinsèque des représentations de la réussite; faisant référence dans ce concept à la compétitivité, la prospérité financière et le désir d’exposer une sorte d’existence idéale à ses congénères. Le désir de surabondance et l’intérêt excessif pour son apparence résultent de l’emprise subtilement réalisée par le spectre de l’Artificiel. Cette dimension hautement commerciale par les moyens mis en œuvre pour diffuser ce message com« Réglez vos problèmes en devenant riche et, si possible, en écrasant les autres » (Le Loup de Wall Street)me par le contenu de celui-ci pervertit l’origine-même du mot spiritualité qui se définit comme « être concentré sur l’esprit afin de se détacher de la matière ». Dans l’optique du développement personnel tel qu’il est répandu aujourd’hui, il serait donc infondé de lui accorder un caractère moral même s’il est honnête de reconnaître qu’il soit parfois porteur de conséquences positives chez les personnes conscientes des limites de ce concept.
Conditionnés dans un système créant des besoins superflus, les routes menant au bonheur sont ainsi faussés et survendus, donnant l’illusion qu’être heureux dépend de notre réussite sociale et de l’image méritante et enviable que l’on renvoie.
« Réglez vos problèmes en devenant riche et, si possible, en écrasant les autres » (Le Loup de Wall Street)
A ce sujet, le psychosociologue Francis Italiano dénonce l’effet culpabilisant des principes qui seraient à l’œuvre dans cette pratique ; « Ce développement personnel qui impose la réussite personnelle normée, souveraine de l’idéal méritocratique, justifie les inégalités. Il conforterait les thèses anglo-saxonnes du néolibéralisme qui ravagent nos sociétés actuelles ». Or, de multiples facteurs de notre environnement jouent également un rôle dans notre confort physique et moral et font partie intégrante de notre chemin de vie. Les exclure revient à s’exclure soi-même et à nous réduire au rang de consommateur exclusif. Ce qui semble beaucoup trop limitant et dénué de toute philosophie car bien loin de la théorie mercantile, le bonheur n’a ni code barre ni stratégie marketing. Son visage est humain et n’est pas de l’ordre de la satisfaction des désirs matériels.
Vers la dépersonnalisation de notre mode de pensée.
Le philosophe Roger-Pol Droit émet une critique piquante et juste dans son livre « La philosophie ne fait pas le bonheur… et c’est tant mieux » (7) sur ces prophètes du bonheur comme il appelle certains intellectuels surfant sur la vague du développement personnel. « Devenus sobres, sains, sveltes, sereins, nous serons heureux. Nous sommes devenus les esclaves d’une même représentation de l’existence humaine, dégraissée, dépassionnée, défigurée », ironise l’auteur. En effet, ce modèle d’optimisme exacerbé et de course biaisée vers la perfection vise surtout à ôter de sa vie ce qui est jugé négatif ou altéré. Mais cette aspiration à une existence filtrée et sans profondeur n’est qu’une vitrine prête à se briser sous l’effet de la déception. Déception prévisible car notre réalité n’est pas un spot de publicité, lisse, sans heurt, affichant un soleil éclatant et inaltérable. Elle renferme ses traumatismes, ses élans, son histoire, ses croyances les plus profondes. On ne balaye pas de sombres pensées en y jetant une couche de peinture blanche. Il arrivera inévitablement un moment où les fissures réapparaîtront. Et parce que les failles font aussi partie de notre identité, un déni de nos sentiments mènera incontestablement vers un rejet de notre propre personnalité. Les fondements de ce raisonnement représentent bel et bien une fuite du réel en se calquant sur un modèle de réussite totalement fabriqué et superficiel. Mais étant donné qu’il s’agit d’un commerce juteux, sa recrudescence n’apparaît pas en décalage avec les valeurs véhiculées par notre système de consommation. Le danger de cette tentative de reprogrammation du cerveau serait d’affaiblir la capacité d’analyse et de jugement pour se diriger vers un mode de pensée unique. Et ce, jusqu’à altérer la conception de nos valeurs, de nos idéaux et de nos orientations qui, malgré la menace de l’uniformisation, ont leur place au sein d’une société qui se revendique « libre ».
Le secret du bonheur, c’est qu’il n’y en a pas justement. Chacun a sa ou ses béquilles qui lui procureront cet état tant convoité. Cela peut être l’art, la nature, les voyages, le sport, la science ou encore la méditation ; la liste est infinie. Cependant, un élément sera commun à tous : L’humain. Les interactions sociales représentent la clé de voûte de notre épanouissement. Quelles que soient les passions qui nous animent ou encore les difficultés que nous traversons, le centre de gravité d’une vie heureuse s’équilibrera entre l’interdépendance, la cohésion et la réappropriation de nos affects qui sont les défis à atteindre pour une société viable et saine à long terme. Tout autour, s’éparpilleront les hauts et les bas de cette existence dont le degré d’importance sera variable d’un individu à un autre selon sa sensibilité, sa capacité de résilience et ses facteurs environnementaux. Et pour reprendre les propos de Christopher McCandless transcrits dans le livre qui s’est inspiré de son histoire « Voyage au bout de la solitude » de Jon Krakauer, « Le bonheur n’est réel que lorsqu’il est partagé ». Amère et lucide constat d’un homme qui, malgré être parvenu à se libérer des chaînes du pouvoir économique et à vivre en communion avec la nature, n’a pu, seul, être pleinement comblé.
Saïda Boulkaddid.
Sources et liens:
(1) https://fr.wikipedia.org/wiki/Psychologie_analytique
(2) https://www.methodecoue.com/methode.htm
(3) « Le changement personnel: Histoires, mythes, réalités », Auteur: Nicolas Marquis (Editions Sciences humaines, 2015). « Du bien-être au marché du malaise », Auteur: Nicolas Marquis (Editions Presses Universitaires de France, 2014).
(4) http://www.toupie.org/Dictionnaire/Holisme.htm
(5) https://dicophilo.fr/definition/bonheur/
(6) « Narcissisme, estime de soi et société. Regard sociologique sur la dépathologisation d’un trouble controversé », Auteur: Dahlia Namian et Laurie Kirouac (Editions Presses Universitaires de France, 2015).
(7) « La philosophie ne fait pas le bonheur… et c’est tant mieux », Auteur: Roger-Pol Droit (Flammarion, 2015). |
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