Stratégie impériale pour un nouvel ordre mondial: les origines de la Troisième Guerre mondiale.
par Andrew Gavin Marshall, Le 20 novembre 2009.
Introduction
Face à l’effondrement économique mondial, les perspectives d’une guerre à l’échelle internationale s’intensifient. Historiquement, les périodes de déclin impérial et de crises économiques sont marquées par la guerre et une violence accrue. La chute des grands empires européens a été stigmatisée par les Première et Seconde Guerres mondiales, et par la Grande dépression qui a eu lieu entre ces deux guerres.
Le monde assiste actuellement au déclin de l’Empire étatsunien, en soi un produit de la Seconde Guerre mondiale. En tant que toute-puissance d’après-guerre, les États-Unis ont dirigé le système monétaire international et ont régné en champion et arbitre de l’économie politique mondiale.
Afin de gérer cette dernière, les États-Unis ont créé la plus grande et la plus puissante force militaire de l’histoire. Le contrôle permanent de l’économie mondiale nécessite une activité et une présence militaire permanentes.
Maintenant que l’empire étatsunien et l’économie politique mondiale sont en déclin et s’effondrent, les perspectives d’une fin violente de l’ère impériale étatsunienne augmentent dramatiquement.
Cet essai se divise en trois parties. La première couvre la stratégie géopolitique des États-Unis et de l’OTAN depuis la fin de la guerre froide, au début du nouvel ordre mondial, en dressant les grandes lignes de la stratégie impériale occidentale ayant mené à la guerre en Yougoslavie et à la « guerre au terrorisme ». La seconde partie est une analyse de la nature des « révolutions des fleurs » ou « révolutions de couleur » dans la stratégie impériale étatsunienne et met l’accent sur l’instauration d’une hégémonie en Europe de l’Est et en Asie centrale. La troisième partie examine l’aspect de la stratégie impériale qu’est la construction d’un nouvel ordre mondial, en se penchant sur les conflits grandissants en Afghanistan, au Pakistan en Iran, en Amérique latine, en Europe de l’Est et en Afrique, ainsi que le potentiel qu’ont ces conflits de déclencher une nouvelle guerre mondiale contre la Chine et la Russie.
Définir une nouvelle stratégie impériale
En 1991, avec la chute de l’Union soviétique, les États-Unis et l’OTAN on dû réinventer le rôle joué par leur politique étrangère dans le monde. La Guerre froide servait de justification à l’expansion impérialiste des États-Unis à travers le monde, ayant pour objectif d’« endiguer » la menace soviétique. L’OTAN a elle-même été créée et a existé uniquement dans les but de forger une alliance antisoviétique. Avec la disparition de l’URSS, l’OTAN n’avait plus de raisons d’exister et les États-Unis devaient trouver une nouvelle raison pour leur stratégie impérialiste dans le monde.
En 1992, le département de la Défense, sous la direction du secrétaire à la Défense Dick Cheney [futur vice-président sous George Bush Jr] a demandé au secrétaire adjoint à la Défense du Pentagone (Under Secretary of Defense for Policy) Paul Wolfowitz [futur secrétaire adjoint de George Bush Jr et président de la Banque mondiale] de rédiger un document sur la défense pour guider la politique étrangère du pays dans l’ère post-guerre froide, appelée communément « nouvel ordre mondial ».
Le document Defense Planning Guidance a été coulé en 1992 et a révélé ceci : « Dans une nouvelle déclaration générale à l’étape finale d’écriture, le département de la Défense affirme que la mission politique et militaire des États-Unis dans l’ère post-guerre froide sera de s’assurer qu’aucune autre superpuissance rivale ne soit autorisée à émerger en Europe de l’Ouest, en Asie ou dans les territoires de l’ancienne Union Soviétique. Le document confidentiel défend un monde dominé par une superpuissance, dont la position peut être perpétuée par un comportement constructif et une force militaire suffisant à dissuader tout pays ou groupe de défier la primauté des États-Unis. »
En outre, « la nouvelle ébauche dépeint un monde dans lequel il y a une puissance militaire dominante, dont les leaders “doivent conserver les mécanismes visant même à décourager les compétiteurs potentiels d’aspirer à un rôle régional ou mondial supérieur” ». Parmi les défis nécessaires à la suprématie étatsunienne, le texte « réclamait des guerres régionales contre l’Irak et la Corée du Nord » et identifiait la Chine et la Russie comme ses plus grandes menaces. Par ailleurs, il « suggère que les États-Unis pourraient aussi considérer l’élargissement des engagements de sécurité aux pays d’Europe de l’Est et de l’Ouest, semblablement à ceux de l’Arabie Saoudite, du Koweït et d’autres États arabes le long du Golfe persique ». [1]
L’OTAN et la Yougoslavie
Les guerres en Yougoslavie dans les années 1990 ont servi de justification au maintien de l’existence de l’OTAN dans le monde et à étendre les intérêts impériaux étatsuniens en Europe de l’Est.
La Banque mondiale et le FMI ont préparé le terrain pour la déstabilisation de la Yougoslavie. Après la mort de son dictateur de longue date, Josip Tito, en 1980, une crise de leadership s’est développée dans l’État. En 1982, des officiels de la politique étrangère étatsunienne ont organisé un ensemble de prêts du FMI et de la Banque mondiale, sous le nouveau Programme d’ajustement structurel (PAS), afin de faire face à la crise de la dette de 20 milliards de dollars US. Les prêts du PAS ont eu pour effet de « dévaster l’économie et la politique […] La crise économique menaçait la stabilité politique […] et risquaient d’aggraver les tensions ethniques latentes ». [2]
En 1989 Slobodan Milosevic est devenu président de la Serbie, la république la plus grande et la plus puissante des républiques yougoslaves. En 1989 toujours, le premier ministre yougoslave est allé aux États-Unis rencontrer le président George H.W. Bush afin de négocier un autre plan d’aide financière. En 1990, le programme de la Banque mondiale et du FMI est entré en vigueur et les dépense de l’État yougoslave allaient au paiement de la dette. En conséquence, les programmes sociaux ont été démantelés, la monnaie a été dévaluée, on a gelé les salaires et les prix ont augmenté. Les « réformes ont attisé les tendances sécessionnistes nourris par les facteurs économiques aussi bien que par les divisions ethniques, assurant pratiquement la sécession de facto de la république » et menant à la sécession de la Croatie et de la Slovénie en 1991. [3]
En 1990, la communauté du renseignement des États-Unis a publié un rapport de synthèse du renseignement (National Intelligence Estimate) prédisant le démantèlement de la Yougoslavie, l’éclatement d’une guerre civile, en rejetant par la suite le blâme de la future déstabilisation sur le président serbe Milosevic. [4]
En 1991, un conflit a éclaté entre le Yougoslavie et la Croatie lorsqu’elle a, elle-aussi, déclaré son indépendance. Un cessez-le-feu a été conclu en 1992. Pourtant, les Croates ont poursuivi de petites offensives militaires jusqu’en 1995 et ont également participé à la guerre en Bosnie. En 1995, la Croatie a entrepris l’opération Tempête dans le but de récupérer la région de Krajina. Un général croate a récemment été traduit en justice à La Haye pour crimes de guerre durant cette bataille, un affrontement clé dans l’expulsion des Serbes de la Croatie et qui a « cimenté l’indépendance croate ». Les États-Unis ont soutenu l’opération et la CIA a activement fourni des renseignements aux forces croates, ce qui a conduit au déplacement de 150 000 à 200 000 Serbes, en grande partie par le biais du meurtre, du pillage, de villages incendiés et du nettoyage ethnique. [5] L’armée croate a été entraînée par des conseillers étatsuniens et le général en procès a même été personnellement soutenu par la CIA. [6]
L’administration Clinton a donné le feu vert à l’Iran pour qu’il arme les musulmans bosniaques et « de 1992 à janvier 1996, il y a eu un afflux d’armes et de conseillers iraniens en Bosnie ». Qui plus est, « l’Iran et d’autres États musulmans ont aidé à amener des moudjahidin en Bosnie pour livrer la bataille avec les musulmans contre les Serbes, des “saints combattants” d’Afghanistan, de Tchétchénie, du Yémen et d’Algérie, parmi lesquels certains avaient des liens soupçonnés avec les camps d’entraînement d’Oussama ben Laden en Afghanistan ».
C’est « l’intervention occidentale dans les Balkans [qui] a exacerbé les tensions et a aidé à entretenir les hostilités. En reconnaissant les revendications des groupes et des républiques séparatistes en 1990-1991, les élites occidentales – étatsuniennes, britanniques, françaises et allemandes – ont sapé les structures gouvernementales en Yougoslavie, ont accru l’insécurité, ont attisé le conflit et amplifié les tensions ethniques. Et en offrant un soutien logistique aux différentes parties pendant la guerre, l’intervention occidentale a soutenu le conflit jusqu’au milieu des années 1990. On doit voir sous cet angle le choix qu’a fait M. Clinton de défendre les musulmans bosniaques pour se faire le champion sur la scène internationale, ainsi que les demandes de son administration pour que les Nations Unies lèvent l’embargo sur les armes afin d’armer les musulmans et les Croates contre les Serbes. » [7]
Pendant la guerre en Bosnie, il y « avait une vaste voie de passage secrète pour le trafic d’armes par la Croatie. Elle avait été constituée par les agences clandestines des États-Unis, de la Turquie et de l’Iran, avec la collaboration d’un éventail de groupes islamistes radicaux, incluant des moudjahidin afghans et le Hezbollah pro-iranien. » De plus, « les services secrets de l’Ukraine, de la Grèce et d’Israël s’affairaient à armer les Serbes bosniaques ». [8] L’agence de renseignement allemande, la BND, a également envoyé des cargaisons d’armes aux musulmans bosniaques et à la Croatie pour la lutte contre les Serbes. [9]
Les États-Unis avaient influencé la guerre dans la région de diverses façons. Comme le rapportait The Observer en 1995, un pan important de leur implication se faisait par le biais de « Military Professional Resources Inc (MPRI), une société privée étatsunienne de généraux et d’agents du renseignement à la retraite, située en Virginie. L’ambassade étatsunienne à Zagreb a admis que MPRI entraînait les Croates, avec la permission du gouvernement des États-Unis. » Aussi, les Néerlandais « étaient convaincus que les forces spéciales étatsuniennes étaient impliquées dans l’entraînement de l’armée bosniaque et de l’armée croate de Bosnie (HVO). » [10]
Dès 1988, le leader de la Croatie a rencontré le chancelier allemand Helmut Kohl afin de créer « une politique conjointe pour désunir la Yougoslavie » et amener la Slovénie et la Croatie dans la « zone économique allemande ». Des officiers de l’Armée étatsunienne ont donc été envoyés en Croatie, en Bosnie, en Albanie et en Macédoine en tant que « conseillers » et ont fait appel aux Forces spéciales des États-Unis pour les aider. [11] Durant le cessez-le-feu de neuf mois dans la guerre de Bosnie-Herzégovine, six généraux étatsuniens ont rencontré des dirigeants de l’armée bosniaque pour planifier l’offensive bosniaque qui a mis fin au cessez-le-feu. [12]
En 1996, la mafia albanaise, avec collaboration avec l’Armée de libération du Kosovo (ALK), une organisation de guérilleros militants, a pris le contrôle du gigantesque itinéraire de trafic de drogue des Balkans. L’ALK était liée à d’anciens moudjahidin en Afghanistan, dont Oussama ben Laden. [13]
En 1997, l’ALK a commencé à se battre contre les forces serbes, [14] et en 1998, le département d’État états-unien a enlevé l’ALK de sa liste d’organisations terroristes. [15] Avant et après 1998, l’ALK recevait des armes, de l’entraînement et du soutien des États-Unis et de l’OTAN, et la secrétaire d’État de M. Clinton, Madeleine Albright entretenait une relation politique étroite avec Hashim Thaci, le dirigeant de l’ALK.
À la fois la CIA et le renseignement allemand, la BND, ont soutenu les terroristes de l’ALK en Yougoslavie avant et après qu’elle ne soit bombardée par l’OTAN en 1999. La BND avait des contacts avec l’ALK depuis le début des années 1990, au moment où l’ALK établissait des contacts avec Al-Qaïda. [17] Les membres de l’ALK étaient entraînés par Oussama ben Laden dans les camps d’entraînement en Afghanistan. Même l’ONU a affirmé que la violence provenait en majorité des membres de l’ALK « particulièrement des alliés de Hashim Thaci ». [18]
Le bombardement de l’OTAN au Kosovo en mars 1999 a été justifié par le faux-semblant suivant : mettre un terme à l’oppression des Albanais du Kosovo par les Serbes, qualifiée de génocide. L’administration Clinton a déclaré qu’au moins 100 000 Albanais du Kosovo étaient portés disparus et qu’ils avaient « peut-être été tués » par les Serbes. Bill Clinton a personnellement comparé les événements du Kosovo avec l’Holocauste. Le département d’État avait avoué craindre que près de 500 000 Albanais étaient mort. Finalement, l’évaluation officielle a réduit ce nombre à 10 000, toutefois, des enquêtes exhaustives ont révélé que moins de 2 500 des décès albanais pouvaient être attribués aux Serbes. Pendant la campagne de bombardements de l’OTAN, entre 400 et 1500 civils serbes ont été tués et l’OTAN a commis des crimes de guerres, dont le bombardement d’une station de télévision serbe et d’un hôpital. [19]
En 2000, le département d’État des États-Unis, en coopération avec la American Enterprise Institute, AEI, a tenu une conférence en Slovaquie sur l’intégration euro-atlantique. Parmi les participants, il y avait des chefs d’État, des officiels des Affaires étrangères et des ambassadeurs de divers États européens, ainsi que des représentants de l’ONU et de l’OTAN. [20] Un correspondance entre un politicien allemand présent à la rencontre et le chancelier allemand a révélé la vraie nature de la campagne de l’OTAN au Kosovo. On y apprenait que les conférenciers ont réclamé une déclaration hâtive de l’indépendance du Kosovo, que la guerre en Yougoslavie était menée dans le but d’élargir l’OTAN, que la Serbie serait exclue indéfiniment du développement européen afin de justifier une présence militaire états-unienne dans la région et que l’expansion était ultimement conçue pour endiguer la Russie. [21]
Élément important, « la guerre créait une raison d’être pour la perpétuité de l’OTAN dans un monde d’après-guerre froide, alors que l’organisation tentait désespérément de justifier son existence et son désir d’expansion ». En outre, « les Russes avaient assumé que l’OTAN se dissoudrait à la fin de la Guerre froide. Au contraire, non seulement l’OTAN s’est élargie, elle est allée en guerre en raison d’une dispute interne dans un pays slave d’Europe de l’Est ». Cela a été vu comme une grande menace. Ainsi, « la guerre de 1999 contre la Yougoslavie est à l’origine de bien des tensions entre les États-Unis et la Russie au cours de la dernière décennie ». [22]
La guerre au terrorisme et le Project for the New American Century (PNAC)
Lorsque Bill Clinton est devenu président, les faucons néoconservateurs de l’administration de George H.W. Bush on formé un cercle de réflexion appelée Project for the New American Century (Projet pour un nouveau siècle états-unien) ou PNAC. En 2000, ils ont publié un rapport intitulé Rebuilding America’s Defenses: Strategy, Forces, and Resources for a New Century. (Reconstruire la défense des États-Unis : stratégie, forces et ressources pour un nouveau siècle). En se basant sur le document Defense Policy Guidance (Guide de la politique de défense) ils ont déclaré que « les États-Unis doivent conserver suffisamment de forces capables de se déployer rapidement et de gagner de multiples guerres de grande échelle à la fois [23] ». On ajoute, qu’« il est nécessaire de conserver suffisamment de forces de combat pour mener et gagner de nombreuses guerres de théâtre presque simultanées [et que] le Pentagone a besoin de commencer à calculer la force nécessaire pour protéger, indépendamment et en tout temps, les intérêts états-uniens en Europe, en Asie de l’Est et dans le Golfe ». [25]
Fait intéressant, le document indiquait que « depuis des décennies, les États-Unis ont cherché à jouer un rôle davantage permanent en matière de sécurité dans la région du Golfe. Alors que le conflit irrésolu avec l’Irak fournit une justification immédiate, la nécessité d’une force états-unienne substantielle dans le Golfe transcende la question du régime de Saddam Hussein [26] ». Cependant, en préconisant une importante augmentation des dépenses en défense ainsi que l’expansion de l’empire états-unien autour du globe, incluant la puissante destruction de nombreux pays par de grandes guerres de théâtre, le rapport mentionnait qu’« [e]n outre, le processus de transformation, même s’il apporte des changements révolutionnaires, sera probablement de longue durée s’il ne se produit pas d’événement catastrophique et catalyseur, comme un nouveau Pearl Harbor [27] ». Cet événement s’est produit un an plus tard, lors des attentats du 11 septembre. De nombreux auteurs du rapport et membres du PNAC étaient devenus des représentants de l’administration Bush et étaient en position convenable pour mettre leur « projet » à exécution après l’avènement de leur « nouveau Pearl Harbor ».
Les plans pour la guerre étaient « déjà en développement par les boîtes de réflexion d’extrême-droite dans les années 1990, des organisations au sein desquelles des combattants de la Guerre froide issus du cénacle des services secrets, des églises évangéliques et des compagnies de pétrole et d’armement formulaient des plans consternants pour un nouvel ordre mondial ». Afin d’y arriver, « les États-Unis auraient besoin d’utiliser tous les moyens – diplomatiques, économiques et militaires, même des guerres d’agression – pour avoir le contrôle à long terme des ressources de la planète et la capacité d’assurer la faiblesse de tout rival potentiel ».
Parmi les personnes impliquées dans le PNAC et les plans impériaux on trouve “Dick Cheney – vice-président; Lewis Libby – chef d’état-major de M. Cheney; Donald Rumsfeld – secrétaire à la Défense; Paul Wolfowitz – secrétaire de M. Rumsfeld; Peter Rodman – chargé des Affaires de Sécurité mondiale; John Bolton – secrétaire d’État pour le contrôle des armements; Richard Armitage – adjoint du secrétaire d’État; Richard Perle – ancien adjoint du secrétaire à la Défense sous Reagan, aujourd’hui à la tête du Defense Policy Board (conseil des politiques de Défense); William Kristol – directeur du PNAC et conseiller de M. Bush, connu comme le cerveau du président et Zalmay Khalilzad », qui est devenu ambassadeur et en Afghanistan et en Irak après les changements de régimes [28].
Le « grand échiquier » de Brzezinski
Le stratégiste faucon par excellence, Zbigniew Brzezinski, co-fondateur de la Commission trilatérale avec David Rockefeller, ancien conseiller à la Sécurité nationale et architecte clé de la politique étrangère sous Jimmy Carter, est également l’auteur d’un livre sur la géostratégie états-unienne. M. Brzezinski est par ailleurs membre du Council on Foreign Relations, du groupe Bilderberg et a aussi été membre du conseil d’administration d’Amnistie internationale, du Conseil de l'Atlantique et de National Endowment for Democracy (NED). À l’heure actuelle, il est administrateur et conseiller au Center for Strategic and International Studies (CSIS), un important cercle de réflexion états-unien.
Dans son livre Le grand échiquier, paru en 1997, Brzezinski a tracé les grandes lignes d’une stratégie pour les États-Unis dans le monde. Il a écrit : « Pour les États-Unis, le grand prix politique est l’Eurasie. Depuis un demi-millénaire, les affaires mondiales ont été dominées par les pouvoirs eurasiens et les peuples qui se sont battus entre eux pour la domination régionale et ont aspiré au pouvoir mondial. » Il ajoute, « la façon dont les États-Unis “s’y prennent” avec l’Eurasie est critique. L’Eurasie constitue le plus grand continent du globe et représente un axe géopolitique. Un pouvoir dominant l’Eurasie contrôlerait deux des trois régions du monde les plus avancées et les plus productives sur le plan économique. Un simple coup d’œil sur la carte suggère également que la domination de l’Eurasie impliquerait presque systématiquement la subordination de l’Afrique [29] ».
Il poursuit l’élaboration d’une stratégie pour l’empire états-unien en affirmant qu’« il est impératif qu’aucun opposant eurasien n’émerge, et soit capable de dominer l’Eurasie et, par conséquent, de défier les États-Unis. L’objectif de ce livre est donc de formuler une géostratégie eurasienne approfondie et intégrée [30] ». Il explique : « Deux étapes fondamentales sont donc requises : premièrement, identifier les États eurasiens dynamiques sur le plan géostratégique ayant le pouvoir de provoquer un changement potentiellement important dans la distribution internationale du pouvoir et de déchiffrer les principaux objectifs extérieurs de leurs élites politiques respectives et les conséquences probables de ces aspirations; deuxièmement, formuler des politiques spécifiquement états-uniennes pour compenser, coopter et/ou contrôler ce qui précède [31]. »
Cela signifie qu’il est primordial d’identifier les États qui seraient de potentiels pivots sur lesquels l’équilibre des puissances de la région mettrait fin à la sphère d’influence états-unienne, et qu’il faut ensuite « compenser, coopter et/ou contrôler » de tels États et de telles circonstances. L’Iran serait un exemple : il est l’un des plus grands producteurs de pétrole du monde et détient une position stratégique significative dans l’axe de l’Europe, de l’Asie et du Moyen-Orient. L’Iran pourrait détenir la capacité de modifier l’équilibre des puissances en Eurasie s’il s’alliait étroitement à la Russie ou à la Chine, ou les deux, en leur offrant un important approvisionnement en pétrole de même qu’une sphère d’influence dans le Golfe, rivalisant ainsi l’hégémonie états-unienne dans la région.
M. Brzezinski a supprimé toute subtilité de ses penchants impérialistes et écrit : « Afin de l’exprimer dans une terminologie rappelant l’âge davantage brutal des anciens empires, les trois grands impératifs de la géostratégie sont : prévenir la collusion et maintenir la dépendance sécuritaire entre les vassaux, préserver la protection des tributaires et leur caractère influençable, et finalement empêcher les barbares de s’unir [32]. »
Brzezinski fait référence aux républiques d’Asie centrale sous le nom « Balkans eurasiens » en écrivant : « De plus, d’un point de vue sécuritaire et sur le plan des ambitions historiques elles [républiques d’Asie centrale] sont importantes pour au moins trois de leurs voisins immédiats les plus puissants, à savoir, la Russie, la Turquie et l’Iran, ainsi que pour la Chine, qui démontre un intérêt politique accru envers la région. Mais les Balkans eurasiens constituent un trésor économique potentiel et sont infiniment plus importants pour cette raison : une énorme concentration de gaz naturel et de réserves de pétrole se trouve dans cette région, en plus d’importants minéraux, dont l’or [33]. » Il ajoute :« Il s’ensuit que l’intérêt principal des États-Unis est d’aider à s’assurer qu’aucun pouvoir à lui seul arrive à contrôler cet espace géopolitique et que la communauté internationale y ait accès économiquement et financièrement, sans entraves [34] ». Voilà un illustre exemple du rôle des États-Unis en tant qu’engin impérial : le pays pratique une politique étrangère impériale conçue pour maintenir ses positions stratégiques, mais dont le but « infiniment plus important » est d’abord, de sécuriser le « trésor économique » pour la « communauté internationale ». En d’autres termes, les États-Unis constituent une hégémonie impériale œuvrant pour les intérêts financiers internationaux.
Brzezinski a également avertit que « les États-Unis pourraient devoir déterminer la façon de composer avec les coalitions régionales qui cherchent à évincer le pays de l’Eurasie, menaçant ainsi son statut de puissance mondiale [35] ». Il « met au premier plan la tactique et la manipulation afin de prévenir l’émergence d’une coalition hostile qui pourrait tôt ou tard chercher à défier la primauté états-unienne ». Ainsi, « [l]a tâche la plus urgente consiste à s’assurer qu’aucun État ou ensemble d’États acquière la capacité d’expulser les États-Unis de l’Eurasie ou même de diminuer de manière significative son rôle décisif d’arbitre [36] ».
La guerre au terrorisme et l’impérialisme excessif
En 2000, le Pentagone a publié un document appelé Joint Vision 2020, qui expose brièvement un projet destiné à accomplir ce qu’ils nomment « Full Spectrum Dominance » (domination sous tous ses aspects), en tant que modèle pour le département de la Défense dans le futur. « La domination sous tous ses aspects signifie la capacité des forces états-uniennes, agissant seules ou avec des alliés, de vaincre n’importe quel adversaire et de contrôler n’importe quelle situation pour l’ensemble des opérations militaires. » Le rapport « aborde la domination sous tous ses aspects dans l’ensemble des conflits, de la guerre nucléaire aux grandes guerres de théâtre, en passant par les contingences de plus petite échelle. Il touche également aux situations imprécises comme le maintien de la paix et l’aide humanitaire n’impliquant pas de combat ». On mentionne également « [l]e développement d’un réseau d’informations mondial offrant un environnement propice à la supériorité décisionnelle [37] ».
Comme l’expliquait l’économiste politique Ellen Wood, « [l]a domination sans frontières de l’économie mondiale et des nombreux États qui l’administrent nécessite une action militaire sans fin, dans l’intention ou dans le temps [38] ». Elle ajoute : « La domination impériale dans une économie capitaliste mondiale requière un équilibre délicat et contradictoire entre l’abolition de la compétition et le maintien des conditions qui génèrent des marchés et des profits dans les économies en compétition. Il s’agit des contradictions les plus fondamentales du nouvel ordre mondial [39]. »
Après le 11 septembre, la « doctrine Bush » a été mise en place. Elle réclamait « un droit exclusif et unilatéral à l’attaque préventive, partout et en tout temps, libre de tout accord international, afin de s’assurer que “[leurs] forces seront assez fortes pour dissuader des adversaires potentiels de se développer militairement dans l’espoir de surpasser ou d’égaler la puissance des États-Unis” [40] ».
L’OTAN a entrepris la première invasion terrestre de toute son histoire avec l’invasion et l’occupation de l’Afghanistan en octobre 2001. En réalité, la guerre afghane avait été planifiée avant les événements du 11 septembre, avec la rupture d’un important marché de pipeline entre des compagnies pétrolières occidentales et les talibans. La guerre en soi a été orchestrée en été 2001, avec le plan fonctionnel pour aller en guerre à la mi-octobre [41].
D’un point de vu géopolitique, l’Afghanistan est extrêmement important, car « le transport de tout le combustible fossile du bassin de la mer Caspienne à travers la Russie ou l’Azerbaïdjan accroîtrait énormément le contrôle politique et économique de la Russie sur les républiques d’Asie centrale, ce que l’Ouest a précisément tenté de prévenir pendant 10 ans. Le faire passer par l’Iran enrichirait un régime que les États-Unis cherchent à isoler. Envoyer le combustible par le long chemin de la Chine, en passant complètement à côté des considérations stratégiques, se ferait à un coût prohibitif. Si les pipelines passaient toutefois par l’Afghanistan, cela permettrait aux États-Unis de poursuivre à la fois son objectif de “diversification de l’approvisionnement énergétique” et de pénétrer les marchés les plus lucratifs du monde [42] ».
Comme le soulignait le San Francisco Chronicle, à peine deux semaines après les attaques du 11 septembre, « [a]u-delà de la détermination états-unienne de se venger des auteurs de l’attentat, au-delà de la probabilité de batailles interminables provoquant davantage de pertes civiles dans les mois et les années à venir, les enjeux cachés dans la guerre au terrorisme peuvent se résumer en un seul mot : pétrole ». Le quotidien explique en outre que « [l]a carte des sanctuaires de terroristes et des cibles au Moyen-Orient et en Asie centrale est également, dans une mesure extraordinaire, la carte des principales sources d’énergie mondiales au 21e siècle. La défense de ces ressources énergétiques, au lieu d’être une simple confrontation entre l’Islam et l’Ouest – sera la première étincelle du conflit mondial qui perdurera dans les prochaines décennies ».
Au nombre des multiples États notables où il y a un croisement entre le terrorisme, le pétrole et les réserves de gaz, et qui sont d’une importance capitale pour les États-Unis et l’Ouest, on trouve l’Arabie Saoudite, la Lybie, le Bahreïn, les Émirats du Golfe, l’Iran, l’Irak, l’Égypte, le Soudan, l’Algérie, le Turkménistan, le Kazakhstan, l’Azerbaïdjan, la Tchétchénie, la Géorgie et l’est de la Turquie. Fait marquant, « cette région compte plus de 65 % de la production mondiale de pétrole et de gaz naturel ». Aussi, « inévitablement, bien des gens verront la guerre contre le terrorisme comme une guerre pour le compte des états-uniennes Chevron, ExxonMobil et Arco, de la française TotalFinaElf; de la britannique British Petroleum et de la et néerlandaise Royal Dutch Shell et d’autres géantes multinationales, lesquelles ont investi des centaines de milliards de dollars dans la région [43] ».
Ce n’est pas un secret que la guerre en Irak était étroitement liée au pétrole. À l’été 2001, Dick Cheney a organisé une Energy Task Force (unité d’intervention sur l’énergie), qui constituait une série de rencontres extrêmement secrètes, où l’on déterminait la politique énergétique des États-Unis. Lors de ces rencontres, ainsi que par divers moyens de communication, M. Cheney et ses assistants se sont entretenus avec de hauts représentants et des dirigeants de Shell Oil, British Petroleum (BP), Exxon Mobil, Chevron, et Conoco [44]. Lors de la réunion qui s’est tenue avant le 11 septembre et avant que l’on ne mentionne une guerre en Irak, des documents traitant des champs pétrolifères, des pipelines, des raffineries et des terminaux ont été présentés et ont fait l’objet de discussions. « [S]ur des documents saoudiens et émiratis figurait également une carte de tous les champs pétrolifères, pipelines, raffineries et terminaux pétroliers de chaque pays [45]. » Depuis, Royal Dutch Shell et British Petroleum ont toutes deux reçu d’importants contrats pour développer les champs pétrolifères iraquiens [46].
La guerre en Irak, tout comme la guerre en Afghanistan, servent des intérêts stratégiques dans cette région : en grande partie, des intérêts spécifiquement états-uniens, et, en général, des intérêts impériaux de l’Occident. Ces guerres ont été particulièrement conçues pour éliminer, menacer ou endiguer les pouvoirs régionaux, ainsi que pour y instaurer directement plusieurs douzaines de bases militaires, établissant ainsi, de manière ferme, une présence impériale. Le but de cette entreprise vise largement les joueurs important de la région et tend spécifiquement à encercler la Russie et la Chine et à menacer leur accès aux réserves régionales de pétrole et de gaz. L’Iran est désormais cerné, par l’Irak d’un côté et l’Afghanistan de l’autre.
Conclusion
La première partie de cet essai a tracé les grandes lignes de la stratégie impériale des États-Unis et de l’OTAN visant à entrer dans le nouvel ordre mondial après le démantèlement de l’Union Soviétique. Le but principal visait à encercler la Russie et la Chine et à prévenir l’émergence d’une nouvelle superpuissance. Les États-Unis devaient agir à titre d’hégémonie impériale, servant les intérêts financiers internationaux dans l’imposition d’un nouvel ordre mondial. La prochaine partie de cet essai examine les « révolutions de couleur » à travers l’Europe de l’Est et l’Asie centrale, lesquelles perpétuent la politique d’endiguement de la Russie et de la Chine, en contrôlant l’accès aux principales réserves de gaz naturel et leurs voies de transport. Les « révolutions de couleur » ont été une force cruciale de la stratégie géopolitique, et leur analyse est essentielle à la compréhension du nouvel ordre mondial.
Source, références et notes en bas de page du lien suivant : http://www.mondialisation.ca/index.php?context=va&aid=16186