Nestor Makhno
Mémoires et écrits, 1917-1932,
présenté et traduit du russe par Alexandre Skirda
Éditions Ivrea (Champ libre), 2010, 564 pages
Dans la société dominante actuelle, après la débâcle spectaculaire du communisme à la sauce marxiste-léniniste, les têtes pensantes du capitalisme libéral s’évertuent à nous persuader que toutes les révolutions ont conduit à des impasses et des bains de sang. Ils oublient volontairement de mentionner les expériences communistes libertaires du XXe siècle — en Ukraine en 1917-1921 et en Espagne en 1936-1939 — où des anarchistes locaux avaient aboli les rapports marchands et créé des communautés où chacun participait en toute liberté selon ses moyens et recevait selon ses besoins, prouvant par là qu’une autre société et qu’une vie meilleure étaient possibles. Malheureusement, ces révolutionnaires avaient sous-estimé le danger des démagogues étatistes, lesquels n’avaient reculé devant aucune scélératesse pour les anéantir. Les Mémoires et écrits de notre compagnon Nestor Makhno démontrent ainsi, par son expérience personnelle sur plus de trente ans, la validité du projet révolutionnaire, à condition d’être sans cesse vigilant contre tous les parasites amateurs de pouvoir d’État et d’être précis sur les objectifs à atteindre, sans pour cela faire des promesses sans lendemains.
Cette parution est donc un événement, attendu de longue date et promis depuis 1982 par Alexandre Skirda dans sa monographie Nestor Makhno, le cosaque libertaire, 1888-1934 [1]. Ici, la parole et la plume appartiennent à Makhno lui-même : le livre regroupe la traduction intégrale de tous les écrits et textes publiés en russe par le fameux rebelle ukrainien, textes presque tous inédits en français, à savoir ses souvenirs depuis son enfance, ses premières actions insurrectionnelles et son terrible emprisonnement, jusqu’à sa libération en 1917 ; son retour au pays natal et ses expériences sociales à Gouliaï Polie, il met là en pratique l’anarchisme-communisme tel qu’il l’avait assimilé en lisant Bakounine, Kropotkine et les classiques de l’anarchisme, lectures bien souvent faites en prison, laquelle aura été son université, comme pour beaucoup d’autres révolutionnaires, grâce aux bibliothèques de ses codétenus. Il y avait complété ses connaissances générales en histoire, littérature et même en mathématiques ; il s’y était également familiarisé avec les doctrines socialistes et avec leurs représentants. Il avait pris conscience de la ségrégation entre les militants de base et les travailleurs manuels, et les « sommets », c’est-à-dire les intellectuels aspirant à les diriger.
Début 1918, la conclusion du traité de Brest-Litovsk par les bolcheviques permet l’invasion en Ukraine de troupes d’occupation allemandes et austro-hongroises qui viennent piller le pays et réprimer les mouvements populaires de résistance. Devant la faillite des socialistes de tout poil, Makhno et ses compagnons du groupe communiste libertaire de Gouliaï Polie s’engagent dans un périple à travers la Russie jusqu’à Moscou, afin de comprendre les raisons de la dégénérescence de la révolution. Cela nous vaut un exceptionnel état des lieux des groupes à prétention révolutionnaire qui se posent déjà en propriétaires du sort de la révolution, et appliquent conséquemment la répression contre tous ceux qui ne sont pas d’accord avec eux. Makhno rencontrera Lénine au Kremlin ; ce qui lui permettra de bien mettre en lumière la confrontation de leurs deux conceptions opposées. C’est toutefois avec l’aide de Lénine et des bolcheviques qu’il parvient à revenir en Ukraine occupée, en juillet 1917. Des semaines durant, il insuffle aux paysans son énergie révolutionnaire. Démarre alors, avec quelques compagnons, l’insurrection, formidable épopée dont le trépidant récit se lit comme les aventures d’un Robin des bois, ou plutôt d’un Robin des steppes, selon les termes de Daniel Guérin. Récit qui, par bien des aspects, n’est pas sans évoquer la révolution mexicaine de Zapata et Villa commencée, elle, en 1910, et qui se terminera également par l’élimination des révolutionnaires et l’instauration d’un parti révolutionnaire institutionnel.
Nestor Makhno, qui n’avait jamais suivi les enseignements d’une quelconque école militaire, va montrer des dons exceptionnels de stratège dans la lutte armée, qu’il accompagne d’une action permanente de conscientisation du monde paysan, dont lui-même est issu et se revendique. Il y oppose la passivité ou la complicité avec les bolcheviques de nombreux intellectuels et même ouvriers, avides d’occuper, sur le dos de la paysannerie, des places privilégiées dans l’appareil étatique.
Ces Mémoires s’arrêtent en décembre 1918, à la création de l’armée insurrectionnelle ukrainienne appelée dès lors makhnoviste. Alexandre Skirda les a prolongées par toute une série de documents de l’époque : comptes rendus de réunion, articles, appels et discours, tous de Makhno lui-même, lesquels complètent et comblent l’absence de ses souvenirs sur la période 1919-1921.
Pour la plupart, ces documents proviennent d’ouvrages récents parus en Russie à partir d’archives officielles. Figure aussi sa fameuse réponse aux mensonges et calomnies bolcheviques : « La Makhnovchtchina et ses alliés d’hier, les bolcheviques », qu’il publia à Paris en 1928, et qui fait le point sur bien des questions et rétablit l’exactitude des faits. Suivent des articles parus dans des revues anarchistes russes en immigration, dont certains ont été publiés en 1984 par Alexandre Skirda à l’occasion du cinquantenaire de la disparition prématurée, à l’âge de quarante-cinq ans, de l’anarchiste ukrainien.
L’ensemble constitue un fort beau volume, bien imprimé, à la lecture facile et fascinante, qui devrait occuper une place de choix dans la bibliothèque de tous ceux qui luttent pour une société humaine et libertaire.
Et ce n’est pas sans émotion que, de Bretagne, nous pensons à Nestor Ivanovitch Makhno, venu à Brest en 1927 avec sa compagne Galina, émerveillant par son engagement révolutionnaire et par ses qualités humaines les compagnons qui l’hébergeaient (voir Libertaires, mes compagnons de Brest et d’ailleurs, de René Lochu, éditions La Digitale, 2003) et qui partageaient avec lui, comme nous aujourd’hui, les valeurs fondamentales de l’anarchie.
Didier Giraud
Liber-Terre (Pontivy)
Le Monde libertaire n° 1590
du 8 au 14 avril 2010.
Notes
[1] Nestor Makhno, le cosaque libertaire, 1888-1934, Les Éditions de Paris Max Chaleil (quatrième édition mise à jour, 2005, 498 pages). Ce livre n’est plus disponible, l’auteur ayant repris ses droits (note de “la voie du jaguar”).
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