Travaille, fais du fric et ferme-la !
Dans notre société actuelle, il est de bon ton d’estimer que nous avons l’honneur et la chance incommensurables de vivre dans un système démocratique soucieux des droits de l’homme et de la justice. Il se passe rarement une semaine, d’ailleurs, sans que les médias ne nous rappellent à tous Ô combien nous serions ingrats d’émettre des critiques envers un système qui peut se targuer de tant de mérites, à tel point qu’il serait malsain de manquer une occasion de lui dresser un panégyrique. Or, la dimension humaine et le bien-être de tous sont-ils réellement les préoccupations majeures de notre société, ou n’est-elle pas plutôt essentiellement vouée à la consommation, aux dépens des droits humains fondamentaux ?
Pour pouvoir juger la valeur d’une société, il me semble que le critère prédominant est le niveau du respect du genre humain, ce qui ne peut s’apprécier que par les actions que met en œuvre cette même société, et non par ce qu’elle est censée appliquer. En effet, quel est le but premier d’une société, quelle est sa raison d’être ? La définition qu’en donne le Larousse est une « association de personnes soumises à un règlement commun ou réunies pour une activité commune, la défense de leurs intérêts, etc. Milieu humain dans lequel chaque personne est intégrée. » On peut supposer que, d’après cette notion, plus une société défendra les intérêts des personnes qui la constituent, plus l’intégration qu’elle permettra à ces derniers sera profonde, plus le nombre d’activités communes qu’elle mettra à leur disposition sera élevé, et plus cette société sera de meilleure qualité. Comment pouvons-nous évaluer notre société si nous faisons des observations en rapport avec ces critères, et quel contraste pouvons-nous constater entre ce qu’elle prétend faire ou est censée faire et ce qu’elle fait réellement ?
Partons d’un constat simple : chez les deux pays les plus riches et les plus industrialisés (les Etats-Unis et le Japon) et dans l’ensemble de l’Union européenne, le taux de suicide est plus élevé que partout ailleurs, au point que le suicide y est une des principales causes de décès. La consommation d’antidépresseurs et de tant d’autres médicaments luttant contre les idées noires, déjà portée à un niveau anormalement haut, ne cesse de progresser. Ce simple fait montre d’une façon assez éloquente que peu de personnes vivant dans nos sociétés de consommation peuvent prétendre bénéficier d’un bien-être toujours satisfaisant et inaltérable. Si notre société faillit à défendre correctement le bonheur humain, assure-t-elle les intérêts matériels de chacun d’entre nous ? Face à la disparition de la classe moyenne qui a lieu depuis les années 1975 et à la paupérisation de la population qui en résulte, nous pouvons difficilement prétendre que notre société réussit mieux dans ce domaine. En effet, une majorité des personnes qui étaient considérées comme faisant partie de la classe moyenne a été reléguée vers les classes populaires de 1975 à aujourd’hui, alors qu’une moindre part accédait à la classe aisée. Au-delà de ses implications économiques, ce phénomène est également une menace inquiétante pour la bonne marche de la démocratie. Si les richesses sont de plus en plus concentrées entre les mains d’un petit nombre de possesseurs de multinationales, de banques, d’industries de la santé et autres, ne peut-on pas légitimement craindre que le système dans lequel nous vivons ne se transforme en ploutocratie, où une minorité oppresse et exploite une majorité servile et impuissante, qui doit s’efforcer de produire pour assurer, tant bien que mal, sa survie ? Le taux de chômage, qui dépassait les 10% en France avant la crise économique, n’est pas non plus un indicateur de bonne intégration de tous dans la société.
Nous venons de mettre en exergue des failles flagrantes de notre société. Maintenant, interrogeons-nous sur les causes qui ont provoqué ces effets.
Si la société ne répond pas de façon décente aux attentes que l’on est en droit d’avoir de la part d’États si riches et si désireux de paraître bienveillants que les nôtres, n’est-ce pas parce que cette même société est fondée sur des bases qui n’ont rien à voir avec l’éthique et l’humanisme ? Le fluide qui circule dans les veines de notre société et qui lui permet de subsister est-il autre chose que l’argent ? Or, comment est obtenu cet argent ? N’est-ce pas à la fois par les moyens les plus nobles, comme le travail de chacun de nous, et par des procédés plus discutables, comme le blanchiment de l’argent du commerce de la drogue, qui est la troisième source de revenus mondiaux (après le commerce des hydrocarbures et celui des armes. Les revenus obtenus sont de 5,65 milliards de dollars par jour, ce dont l’économie mondiale ne saurait se passer) et ce, malgré la soi-disant et hypocrite guerre contre la drogue ? Que dire des délocalisations qui ne visent que plus de profits immédiats et travaillent à la perte de nombre d’emplois et au déclin de l’industrie de nos pays ? Que dire, aussi, de l’innovation potentiellement créatrice d’emplois qui est muselée par le rachat de brevets de nouvelles inventions par des entreprises puissantes qui, d’un commun accord, souhaitent étouffer malhonnêtement toute concurrence qui serait réellement dangereuse pour leurs intérêts et leur servie ? En somme, peu importe la façon dont les richesses affluent dans les bras des ploutocrates, occidentaux ou internationaux ; seul le fait de toujours avoir plus d’argent compte, alors que les seuls pays du G20 possèdent un PIB de 48 000 milliards sur un total de 54 000 pour l’ensemble du monde.
En conclusion, nous pouvons dire que notre société européenne fonctionne comme une post-démocratie (pour reprendre les mots du président tchèque Vaclav Klaus, poussé par les pressions exercées sur lui à parapher le traité de Lisbonne) depuis le passage de nos pays d’une société de production à une société de consommation. Le processus démocratique est en voie de disparition, et seules des apparences démagogiques à l’hypocrisie suave peuvent encore convaincre les moins informés d’entre nous de la réalité de l’application de la démocratie. Un nombre toujours croissant de secteurs doivent devenir rentables parce qu’ils sont privatisés : on se soucie de moins en moins de l’aide sociale. Chacun d’entre nous doit devenir un automate, formaté par les diverses formes d’enseignement pour accomplir des tâches précises et prédéterminées avec une régularité mécanique. Il y a de moins en moins de possibilités de s’accomplir personnellement et, n’y ayant pas de recours possible, la dépression fait des ravages. Cela continuera d’arriver, tant que tout ce que notre société espérera de nous sera que nous nous renfermions dans une bulle de naïveté, de docilité et d’ignorance pour pouvoir travailler, faire du fric et la fermer sans se rebeller, comme il se doit.
Source : http://www.mecanopolis.org/?p=12426