Rappel du premier message :Article paru dans Le Monde des religions n° 22 (mars/avril 2007)
Parmi les sages contemporains, Jiddu Krishnamurti (1895-1986) occupe une place à part. Né en Inde, éduqué en Grande-Bretagne, il fut proclamé « Messie » à l’âge de seize ans par les théosophes, disciples de Mme Blavatsky (1831-1891). Suite à plusieurs révélations, Krishnamurti renonce à ce rôle et se fait l’apôtre itinérant d’une nouvelle vision du monde profondément libertaire et humaniste. Depuis sa disparition en 1986, sa renommée et son influence n’ont cessé de grandir...
« Changez et vous verrez ce qui se passera »
La vie de Krishnamurti est un mythe religieux moderne, proche de celui du Bouddha. Pour en saisir le fil directeur, il nous faut revenir vingt ans avant la naissance de Krishnamurti, en 1875. Cette année là, Mme Blavatsky fonde la Société Théosophique (ST), à l’instigation des « Maîtres de Sagesse » qu’elle dit avoir rencontré au Tibet. Communiquant avec eux par voie parapsychique, elle a pour mission de révéler leur existence jusque là tenue secrète.
Deux ans avant sa mort, en 1889, Mme Blavatsky révéla à ses proches le véritable but de la création de la ST : préparer la venue prochaine de l’« Instructeur du Monde » (les bouddhistes le nomment Maitreya, les chrétiens Christ). Celui-ci aura pour tâche d’établir la paix sur la terre et la coopération entre les peuples. La mission qu’elle leur confie est de partir à la recherche de « l’Elu », de trouver l’enfant qui lui servira de « véhicule ».
Après plusieurs tentatives infructueuses, le choix des théosophes se porte sur un jeune indien, que ses parents, d’origine brahmane, ont nommé « Krishnamurti » (« qui a la forme de Krishna ») en hommage au dieu hindou. Sa mère, Sanjeevamma, meurt alors qu’il est âgé de dix ans. Pour subsister, son père, théosophe, se déplace avec sa famille au siège de la ST, où il occupera un poste de secrétaire. C’est là, sur la plage d’Adyar, que Leadbeater, un des responsables du mouvement théosophique, « découvre » Krishnamurti. Instantanément, le clairvoyant reconnaît en Krishnamurti une entité exceptionnelle. Ce que Leadbeater contemple au-delà de l’apparence chétive de l’enfant le bouleverse : « la plus magnifique aura qu’il m’ait été donnée de voir, sans la moindre trace d’égoïsme », affirmera-t-il plus tard.
Pour préparer le jeune Messie à sa mission, ses nouveaux tuteurs l’envoient avec son frère Nitya en Europe. Le 11 janvier 1911, à Bénarès, Mme Besant, Présidente de la ST, fonde l’Ordre de l’Etoile d’Orient et place le jeune homme à sa tête. Son objectif : faire connaître au monde l'enseignement de Maitreya par l’intermédiaire de Krishnamurti, son porte parole. Cette décision crée un schisme au sein de la ST : R. Steiner (1861-1925), responsable de la branche allemande, dénonce l’événement comme une mystification et s’en va créer son propre mouvement, l’Anthroposophie (1913).
Bien relayée par les réseaux théosophes, la popularité de Krishnamurti croît très rapidement. Du monde entier, les biens, les donations affluent. Les disciples se comptent par milliers. Krishnamurti, nouveau dieu vivant, est adulé à la manière des grands gurus indiens. Toutefois, sa notoriété a une contrepartie : la solitude. Son douloureux isolement est renforcé par les exercices occultes, l’ascèse sexuelle et les différentes « initiations » auxquels le soumettent ses instructeurs.
En 1922, un événement inattendu survient, à Ojaï, en Californie. Krishnamurti et son frère Nitya, atteint de tuberculose, sont venus se reposer dans la région. Le 17 août, au cours d’une méditation, Krishnamurti ressent une vive douleur dans la nuque, qui empire les jours suivants. Il est contraint de s’aliter, et sombre dans le coma tout en continuant à percevoir se qui se passe autour de lui. Sa conscience s’altère et s’élargit : il s’identifie aux éléments, au cosmos et à tous les êtres vivants. Une fois revenu à lui, Krishnamurti va s’asseoir sous le grand poivrier proche de la maison et une seconde expérience extraordinaire s’ensuit : il quitte son corps, rencontre les Maîtres, entre en contact vibratoire avec le Bouddha, et contemple les « Grands Etres ». « Plus rien ne [sera] comme avant, rapporte-t-il alors. […] J'ai vu la Lumière. J'ai touché la compassion qui guérit toute peine et toute souffrance […]. Je suis ivre de Dieu. »
Ainsi débute ce que Krishnamurti nommera le « processus ». Celui-ci persistera jusqu’à la fin de sa vie, se caractérisant par des états altérés de conscience, et des douleurs physiques aiguës et constantes, localisées principalement à la base de la moelle épinière et à la nuque. (Selon Krishnamurti, il ne s’agit pas de l’éveil de la Kundalini décrite dans les yogas).
Pareille « apocalypse intérieure » ne restera pas sans conséquences : Krishnamurti va progressivement remettre en question son statut de Messie et son appartenance à la ST.
L’année 1925 constitue un tournant décisif : Nitya tombe gravement malade, alors que Krishnamurti s’apprête à partir en Inde pour une tournée de conférences. Les théosophes clairvoyants affirment que Nitya va guérir. Krishnamurti les croit et part. Alors que son bateau est en mer Rouge, il apprend la mort de son frère. Krishnamurti est déchiré, bouleversé, révolté. Son calvaire, sa « descente aux enfers », va durer dix jours. Au terme de cette longue agonie, c’est un homme nouveau qui surgit, totalement transformé. Le divorce d’avec les théosophes devient inévitable.
Krishnamurti cesse de parler des Maîtres, en conteste l’existence, n’évoque plus que son « union avec le Bien-aimé ». « J’ai trouvé, écrit-il en 1927, ce que j’ai tant désiré […]. A présent […] je me sens ne faire qu’un avec mon Bien-aimé. […] Celui qui a atteint la libération est devenu l’Instructeur – comme moi. […] Personne ne peut vous donner la libération, il vous faut la trouver en vous, mais puisque je l’ai trouvée, je vous montrerai la voie… »
C’est à cet instant précis que Krishnamurti devient réellement Krishnamurti et que les prophéties faites au cours de sa jeunesse se révèlent exactes. Le 3 août 1929, lors du camp d’Ommen (Hollande), Krishnamurti renonce définitivement à son statut de Messie et dissous l’Ordre de l’Etoile. « L’Instructeur mondial » cède la place à un instructeur spirituel d’un nouveau type, universellement connu, dont le seul objectif est de « rendre les hommes absolument et inconditionnellement libres ».
L’essentiel de son propos tient en une phrase : « la Vérité est un pays sans chemin ». Lorsque sa biographe anglaise, M. Luytens, lui demandera en 1980 de résumer son enseignement, Krishnamurti ajoutera : « [Les croyances] sont les causes de nos difficultés, car, dans chaque relation, elles séparent l'homme de l'homme. […] La nature unique de l'individu [réside] […] dans une liberté totale à l'égard du contenu de la conscience. […] [Seule la] vision pénétrante [de tous les mouvements de la conscience], hors du temps, produit dans l’esprit un changement profond et radical. »
Pendant cinquante ans, Krishnamurti fera retentir dans le monde entier cet appel à une révolution de la conscience, ne fondant ni groupe, ni mouvement. Ses paroles incendiaires bouleverseront des millions d’hommes, de femmes et d’enfants, appartenant à toutes les races, religions et classes ; les plus grands esprits de notre temps, de David Bohm au Dalaï Lama, viendront à sa rencontre pour débattre des questions les plus diverses : l’amour, la mort, la nature, la pensée, l’observation, la méditation, l’éducation… ; il sera aussi critiqué, combattu, haï, trahi.
Krishnamurti meurt à Ojaï le 17 février 1986, d’un cancer du pancréas. Il s'éteint à quelques pas du grand poivrier au pied duquel, soixante quatre ans auparavant, « tout a commencé ». Lors de son incinération, ni cérémonie, ni prière, comme il l’avait exigé. Pas de stèle commémorative non plus pour éviter tout culte de la personnalité. Que nous laisse-t-il en héritage ? Un enseignement hors du commun, une soixante d’ouvrages traduits en plus de cinquante langues, des centaines d’heures d’enregistrement vidéo, sept écoles pour enfants, germe possible d'une humanité nouvelle. Ses dernières paroles, énigmatiques et paradoxales, résonnent comme un défi : « Vous ne retrouverez pas un corps comme celui-ci […] pendant de nombreux siècles. […] Lorsque viendra la mort, cela s’en ira. […] Ils prétendront tous […] qu’ils peuvent entrer en contact avec cela. Peut-être le pourront-ils […] s’ils vivent les enseignements. Mais personne ne l’a fait. Personne. Ainsi est-il. »