Alors qu’à mon habitude, je me lamentais sur la déplorable orthographe de nos concitoyens, de nos enfants, de nos journalistes et, plus généralement, de mes contemporains, le philosophe pessimiste, mon ami, me reprit gentiment, affirmant non seulement qu’on exagérait beaucoup la gravité des fautes d’orthographe, mais surtout qu’elles étaient utiles, nécessaires, et pour tout dire indispensables à notre survie, enfin tout au moins à la survie de la littérature et de bien des personnes, en somme.
On s’en doute bien, je manifestai la plus vive réprobation et commençai à reprendre mes lamentations en m'apprêtant à les argumenter.
Peine perdue : il me coupa la parole, ce qui n’était pas vraiment dans ses habitudes, et me dit :
« Stop, je connais tout cela, et je sais ce que vous allez me dire. Vous avez bien raison. L’orthographe est une chose très importante mais…
- Mais quoi ?
- Mais, dites-moi, comment aurait fait Marcel Pagnol, dans ses souvenirs d’enfance, pour nous attendrir sur Lili, s’il n’avait pas repris les fautes d’orthographe de sa lettre ? Et comment Jean-Paul Sartre aurait-il fait pour nous persuader de son amour de la littérature sans son « lapen çovache » des « Mots » ?
- Evidemment, j’en conviens, lui répondis-je. Dans ce genre de situation, la faute d’orthographe a son intérêt dans la mesure où elle s’oppose justement à une orthographe correcte de la personne instruite ou de l’adulte par rapport à l’enfant qui apprend à lire. Cependant, vous avouerez qu’il s’agit là d’un cas bien particulier. Et que la faute n’est ici reprise qu’en tant que citation, entre guillemets, en italiques ou signalée par un « sic » rigolard.
- Attendez, il n’y a pas que cela. Parfois la faute d’orthographe est absolument nécessaire. Imaginez quelqu’un qui voudrait écrire un texte amusant et en jouant sur les doubles sens. Par exemple quelqu’un qui raconterait l’histoire d’un accordeur d’orgues au travail comme s’il s’agissait d’une histoire torride entre un homme et une, ou plusieurs femmes. Vous me suivez ?
- Euh … Pas vraiment.
- Eh bien, il suffit de dire sans nommer de quoi il s’agit qu’elles sont belles, qu’il les touche, les caresse, qu’elles soufflent, soupirent, gémissent… Vous voyez ?
- Ah oui, parfaitement. Et à la fin, le narrateur dévoile qu’il s’agit d’un facteur qui règle les tuyaux et les anches de grandes orgues…
- Voilà, et précisément vous employez le mot dont j’ai besoin pour la suite de mon raisonnement : anche.
- Ah ?
- Oui, imaginez que l’auteur de ce texte veuille tout de même, ce qui me paraît complètement légitime, donner un petit indice au lecteur en même temps que s’amuser sur les mots. Il parlera des « anches » de l’orgue comme s’il s’agissait de « hanches » de femmes. Il aura donc trois possibilités.
- Trois possibilités ? Comment ça ?
- Trois, enfin je pense. La première consisterait à ne pas écrire son texte mais à toujours le raconter, ou le lire. De cette façon, l’auditeur entend un mot qui peut être « hanche » ou « anche » et le tour est joué, à condition toutefois de veiller à ce que le h aspiré ne soit pas mis en jeu. Raymond Devos a beaucoup joué sur ce registre des homonymies.
- Cela fait une première possibilité, mais les deux autres ?
- J’y viens. Je me situe dans le cas où l’auteur veuille malgré tout écrire et donner à lire son texte. Il peut soit écrire « hanche », et dans ce cas, il fait une faute d’orthographe dont le lecteur ne se rendra compte qu’à la fin de sa lecture puisqu’il est d’abord persuadé qu’il s’agit bien de hanches humaines. On voit bien ici que la faute d’orthographe a son utilité voire sa nécessité. Soit il écrira « anche » et à ce moment-là, le lecteur croira voir une faute d’orthographe… qui n’en sera en définitive pas une ! Ou bien il verra déjà là la chute de l’histoire et du coup, celle-ci perdrait pas mal de son intérêt. Il faudrait donc que la fausse faute soit accompagnée de quelques vraies fautes - pas trop quand même- qui laissent à penser que l’auteur n’est pas très doué en orthographe, ou que l’éditeur a un mauvais correcteur… Mais, en tous cas, le lecteur est piégé et l’histoire prend toute sa saveur. Les fausses vraies fautes sont là pour dissimuler la vraie fausse faute. C’est clair ?
- Euh !!… Vous n’auriez pas un peu d’aspirine ?
- Ecoutez, si vous voulez vraiment comprendre, allez donc lire le texte intitulé « Jouissance » d’un certain Bulgomme qui sévit sur l’amusant et néanmoins divertissant site de littérature libre, ILV.
- Je n’y manquerai pas. Vous m’avez convaincu : la faute d’orthographe est nécessaire !
- Et attendez, ce n’est pas tout.
- Ce n’est pas tout ?
- Bien sûr que ce n’est pas tout. Imaginez maintenant quelqu’un qui veuille écrire un texte intitulé « Journal d’un ado en détresse ». Comment voulez-vous que ce texte soit crédible s’il ne comporte pas de faute d’orthographe ?
- Tiens, c’est vrai, ça. Je n’y avais pas songé.
- C’est un peu comme la lettre de Lili dont nous parlions tout à l’heure sauf qu’ici, il ne s’agit plus d’une citation mais d’une œuvre complète. Une œuvre dans laquelle les fautes d’orthographe sont nécessaires, indispensables même. Et pas seulement les fautes d’orthographe mais aussi celles de syntaxe…
- Mais bien sûr, c’est le « Doukipudonktan» de Zazie dans le métro !
- Ca y est, vous avez compris. Vous pouvez aller lire le « Journal d’un ado en détresse » de Julien Roussely, toujours sur ILV ! »

Nous continuâmes ainsi à deviser sur les bienfaits des fautes d’orthographe. Nous passâmes ainsi en revue leur nécessité pour nourrir les professeurs de français de tout poil. Si les élèves ne faisaient pas de fautes, la moitié de leur travail serait supprimée. Et par voie de conséquence directe la moitié des professeurs de français se retrouverait au chômage ! Et dans quoi pourrait se recycler un professeur de français ? On se le demande ! C’est un peu comme les travailleurs sociaux : s’ils réussissaient vraiment dans leur mission, leur métier disparaîtrait ! Même chose pour les correcteurs dans les journaux et magazines ou ceux des bonnes maisons d’édition.
Nous évoquâmes la fameuse dictée de Mérimée qui a tant occupé les bons et fins esprits de l’époque ainsi que ses avatars contemporains comme le concours de Pivot qui occupait une bonne partie de la France téléspectatrice. Ma foi, on a vu pire comme distraction. Là encore, la faute d’orthographe est utile. Le combat acharné et délectable contre la faute n’est utile que si la faute existe. Pas de guerre sans ennemi ! Pas bien sans mal !
Mon ami, le philosophe pessimiste conclut ainsi :
« Bien sûr les fautes d’orthographe permettent aussi aux gens bornés et vieux-jeu de crier à la catastrophe nationale, à la fin de la culture, à la disparition des valeurs éternelles. Ma foi, j’aime autant qu’ils s’acharnent à dénoncer les fautes d’orthographe plutôt que les Juifs comme en 42. Ils feront moins de mal ainsi. Vivent les fautes d’orthographe ! »

Et il rajouta :
« Si jamais vous relatez cette conversation par écrit, comme vous en avez pris la fâcheuse habitude depuis quelque temps, vous pourriez y glisser une petite faute, rien qu’une…pour amuser le lecteur et faire au minimum un jeu de cette lecture qui sans cela pourrait bien n’être qu’un pensum.
- Je n’y manquerai pas, lui répondis-je en souriant… »