Le Culte de l'individualisme :
S’affirmer, face aux autres, sans culpabilité, est une prérogative moderne. Or l’individu n’a pas toujours eu droit de cité, car il dérangeait un ordre social collectif, aux règles uniformes pour tous. Encore aujourd’hui, le mot "individualisme" peut, selon l’interlocuteur, évoquer l’aboutissement heureux d’un combat millénaire pour la liberté, l’autonomie et l’épanouissement de chacun ; ou… une dérive regrettable et égoïste, voire narcissique, néfaste pour une vie harmonieuse en commun, et corrosive pour le lien social.
D’où l’intérêt d’un débat entre deux penseurs de qualité, qui divergent pourtant sur le rôle et l’avenir de l’individualisme en ce début de siècle.
Depuis maintenant une vingtaine d’années, les sociétés occidentales démocratiques sont entrées dans un nouveau cycle de la culture individualiste, que j’ai appelé la " seconde révolution individualiste " et que je rattache à l’avènement de la consommation et de la communication de masse, à partir des années 50.
Une seconde révolution individualiste, parce qu’elle s’inscrit dans la continuité des valeurs et de la modernité démocratique en cours depuis les XVIIe et XVIIIe siècles : à savoir, la valorisation de l’individu autonome, libre, égal à ses semblables. Mais cet individualisme restait fortement encadré par la morale, les grandes idéologies, des mœurs rigides, lesquelles contrecarraient l’autonomie individuelle.
C’est précisément ce qu’a fait voler en éclats l’époque de la consommation et de la communication de masse. Dès lors, la spirale de l’individualisme s’est généralisée et coïncide, avec le recul des encadrements sociaux lourds, à l’émanation de l’individu. D’où cette promotion de la vie en self-service qui caractérise l’époque postmoderne : chacun est devenu le législateur de lui-même (au moins en principe).
Cette culture individualiste se caractérise par un certain nombre de traits fondamentaux : l’expansion de l’autonomie subjective, le culte hédoniste du présent, le culte du corps, le culte psy et relationnel, l’effondrement des grandes idéologies de l’Histoire.
Il faudrait ajouter à cela, plus récemment, le culte de la consommation et du marché.
C’est cette conjonction de traits, qui autorise à parler d’un "nouvel individualisme
Pour vous, ces évolutions constituent-elles un progrès ?
G.L. : Ça dépend des paramètres retenus.
En ce qui concerne le droit à se gouverner soi-même, à construire sa propre vie, cela me semble incontestable. Maintenant, il y a de nombreux problèmes qui accompagnent cette expansion de l’individu : la communication, les exigences réciproques, le rapport au travail, la construction identitaire.
Mais qui souhaiterait revenir en arrière ? Qui souhaiterait un Etat où les femmes n’auraient pas la maîtrise de leur corps ? Qui souhaiterait le retour en force des impositions traditionnelles ou idéologiques ?
Michel Maffesoli : C’est l’une de mes idées obsédantes que de considérer que cet individualisme, qui a été en quelque sorte le pivot explicatif de nos sociétés, paraît – je pèse mes mots – saturé. On voit bien, dans les deux ou trois siècles qui viennent de s’écouler, comment se constitue " l’invention " de l’individu. Descartes : cogito ergo sum, c’est là une sacrée révolution qui fait que " J’existe à partir du fait que “je” pense ", alors que préalablement on était pensé.
On ne pensait qu’en communauté, et il n’y avait de pensée que communautaire. Autre secousse, la Réforme, qui revendique le libre examen, à partir duquel tout un chacun va pouvoir établir une relation personnelle avec Dieu.
Tout un chacun va pouvoir lire par lui-même la Bible, alors qu’il y avait lecture collective ecclésiale. Le pas suivant est franchi, au XVIIIe, par les Lumières, et les deux livres de Rousseau : l’“Emile” et “Du contrat social”. Rousseau y montre que le summum de la civilité, c’est l’autonomie : autonomos, " Je suis ma propre loi ". Et c’est quand je suis capable d’être ma propre loi que je peux, par un contrat social, m’associer avec d’autres individus autonomes. A partir de là s’élaborent ces grandes notions qui nous sont coutumières – contrat, démocratie, liberté – sur lesquelles s’appuie notre conception de la modernité.
Mais, aujourd’hui, je constate que cette grande catégorie de l’individu et de l’individualisme fait eau de toutes parts. Dans les articles journalistiques, universitaires, politiques, quand on ne sait que dire, on lance les mots " individu " ou " individualisme ". Cette tarte à la crème me paraît être une projection des gens de nos générations. Or ce que l’on observe, de façon empirique, c’est plutôt le fait qu’il n’y a guère d’autonomie. Je n’existe que dans et par le regard de l’autre. Ce qui est plutôt de l’ordre de la fusion. On l’observe, en particulier, dans les pratiques juvéniles. J’ai proposé des catégories pour essayer de rendre compte de cette fusion, notamment la notion de tribu. Plutôt que de garder le mot " individu " et de le nuancer comme le fait Gilles Lipovetsky, je proposerais la notion de " personne ". Plus que l’individu, la personne est plurielle. Elle peut choisir des masques grâce auxquels elle peut être à la fois ceci et autre chose. L’idée rimbaldienne de " Je est un autre " me paraît se répandre dans l’ensemble du corps social. Voilà où me semble passer le débat.
Source : http://www.psychologies.com/Moi/Moi-et-les-autres/Relationnel/Articles-et-Dossiers/Moi-et-les-autres/L-individualisme-est-il-depasse