Bernard Friot : « Nous pouvons organiser nous-mêmes le travail, sans employeurs, ni prêteurs »
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akasha
Messages : 6839 Date d'inscription : 12/05/2013 Age : 39
Sujet: Bernard Friot : « Nous pouvons organiser nous-mêmes le travail, sans employeurs, ni prêteurs » Mer 18 Oct 2017 - 0:02
Bernard Friot : « Nous pouvons organiser nous-mêmes le travail, sans employeurs, ni prêteurs »
Sociologue et économiste, Bernard Friot est spécialiste de la Sécurité sociale. Aux côtés de l’association Réseau salariat qu’il a cofondé en 2012, il promeut l’octroi d’un salaire à vie pour tous. L’auteur de « L'enjeu du salaire » et « Émanciper le travail » publiait le 5 octobre 2017 aux éditions La Dispute « Vaincre Macron ». Il était présent au colloque « Communisme : Théories et pratiques » organisé à l’Université de Rennes 1 au printemps 2017, où il a accepté de répondre à nos questions. L’occasion pour vous, lecteurs du Comptoir, de (re)découvrir ses propositions concrètes pour recommencer à avancer à gauche.
L’image de une est un portrait de Bernard Friot réalisé par Cyrille Choupas pour sa série « T.I.N.A : There is no alternative ? »
Le Comptoir : Pouvez-vous résumer le projet que vous proposez et expliquer en quoi il est nécessaire ?
Bernard Friot : Mon projet est de sortir ce que nous appelons “travail” des griffes du Capital en prolongeant ce qui a été créé par le mouvement ouvrier au XXe siècle avec le salaire à vie, la propriété d’usage des entreprises, et la subvention de l’investissement. Ces trois grandes institutions – que je qualifie de communistes – du travail peuvent nous permettre de nous battre contre la définition capitaliste du travail, définition qui repose sur le fait de se rendre sur un marché du travail pour se soumettre à un employeur, ou d’être un travailleur indépendant qui se fait piquer une partie de la valeur qu’il produit par les fournisseurs, les clients ou les prêteurs. Bref, une définition qui ne reconnaît notre travail que lorsque l’on met en valeur du capital.
Bernard Friot et Frank Lepage en flagrant délit d’éducation populaire
Dans une société où vos propositions auraient été mises en place, comment la vie des travailleurs se passerait concrètement ?
Concrètement, ça signifie que tous les outils de travail sont la propriété des travailleurs eux-mêmes – une propriété d’usage, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent pas en tirer de revenu. Il n’y a pas de part sociale, pas de dividendes, pas de participation aux bénéfices, rien de tout cela. Si l’entreprise est vendue, les travailleurs n’en tirent rien. Le prix de la vente va aux caisses d’investissement – que les travailleurs gèrent eux-mêmes – pour qu’elles puissent affecter cet outil ou ces sommes à d’autres propriétaires d’usage. Les salariés propriétaires d’usage de l’outil décident de l’investissement, de ce qui va être produit, de la façon dont cela va être produit, des conditions de travail, dans le respect des lois en vigueur bien sûr.
Pour que les travailleurs puissent décider, ils ont un salaire à vie. C’est-à-dire que leur statut personnel, leur statut de travailleur, ne dépend pas du tout de l’entreprise. Donc il n’y a pas le risque qu’un jour ou l’autre ils restent sans rien dire face à une décision qu’ils estiment mauvaise parce que cela aurait des incidences négatives sur leur statut. Le travailleur a des droits qui sont attachés à sa personne à travers un salaire à la qualification personnelle. La citoyenneté est enrichie de ce droit-là, un droit politique à la qualification. Par qualification il ne faut pas uniquement entendre diplôme – je précise parce qu’on confond souvent les deux – la qualification c’est la contribution à la production de valeur au titre de l’expérience, la pénibilité, le diplôme éventuellement, les responsabilités… À 18 ans, tout le monde a le premier niveau de qualification, quels que soient ses réussites scolaires ou son handicap et ensuite, on peut monter en passant des épreuves de qualification.
Citation :
« Il y a déjà 17-18 millions de personnes qui touchent peu ou prou un salaire à vie sur les 50 millions que nous sommes à avoir plus de 18 ans. »
Prenons quelqu’un de 23 ans qui termine ses études, il a été payé de toute façon depuis ses 18 ans – car faire des études est considéré comme du travail. Et il a le choix entre se mettre à son compte ou entrer dans une entreprise. S’il se met à son compte, il faut qu’il trouve auprès d’une caisse – ou de plusieurs caisses en concurrence – de quoi subventionner son outil de travail s’il n’en a pas. Il faut bien sûr qu’il trouve des partenaires comme fournisseurs, comme clients, etc. Son activité doit être inscrite dans une demande sociale. Ou bien alors, il entre dans un collectif qui existe déjà – dans une entreprise. Et là, il aura un contrat de travail qui précisera non pas son salaire, qui est un attribut de sa personne et ne relève pas d’une logique contractuelle, mais la durée de présence dans l’entreprise, les tâches à faire et tout ce que l’on peut trouver sur un contrat de travail. Il devra respecter ce contrat de travail tout en ayant la totale liberté de participer, ou même le devoir de participer aux décisions dans l’entreprise.
Son salaire augmente de manière automatique. Cela reconnaît, via notre statut social, que l’on a avec le temps plus de compétences, de capacités à produire des biens et des services utiles. Indépendamment de cette progression automatique, on peut aussi vouloir monter plus vite en qualification en passant des épreuves. Il faudra alors montrer patte blanche à un jury à mettre en place. Il est entendu que nous ne partons pas de zéro : nous avons déjà des jurys de validation d’acquis d’expérience et des jurys de qualification dans la fonction publique. On peut, avec les transpositions nécessaires, le généraliser.
La qualification permettra de changer de statut très facilement – de salarié à travailleur indépendant – puisqu’on la conserve. Si l’on quitte une entreprise, c’est avec son salaire, donc on peut monter autre chose. Il peut y avoir des arbitrages dans notre vie, entre des moments où l’on a des jeunes enfants et il faut être présent auprès d’eux, ou lorsque l’on est très militant par exemple, ou que l’on a un mandat politique. Tout cela va permettre une beaucoup plus grande fluidité des temps sociaux et des trajectoires personnelles. Notre capacité à participer aux décisions sera accrue, notamment dans l’entreprise, mais aussi dans les jurys de qualifications, les caisses d’investissement, les caisses de salaire… Nous serons engagés dans ces institutions qui vont permettre la coordination de l’activité économique, à côté du marché qui restera aussi un instrument de coordination.
La manifeste du Réseau salariat
Dans vos propositions, vous vous appuyez sur le régime général, mais en même temps vous êtes très critique vis-à-vis de la Sécurité sociale. Pour les néophytes, cela peut porter à confusion. Quelle est la différence entre le régime général et la Sécurité sociale ?
Le régime général fait partie de la Sécurité sociale, mais c’est un élément de la Sécurité sociale qui a été construit contre le reste. Au cours du premier semestre 1946, la CGT [Confédération générale du travail, NDLR] et Ambroise Croizat mettent en place le régime général, seuls contre tous. C’était une institution très polémique parce qu’il s’agissait de faire gérer par les travailleurs eux-mêmes l’équivalent du tiers de la masse salariale, collectée selon un taux unique interprofessionnel. Et ça – gestion ouvrière, taux unique, caisse unique –, cela va précisément à l’encontre de tout ce qui existe à l’époque en matière de sécurité sociale. Avant cela, on a des caisses gérées par les assurances pour les accidents du travail et les maladies professionnelles, par les patrons pour les allocations familiales, et paritaires – c’est-à-dire patronales – pour la santé et la vieillesse, le tout avec des ressorts géographiques ou professionnels très divers, de branche, d’entreprise, etc.
Bref, la nouveauté du régime général, c’est qu’il constitue le début d’une pratique communiste du travail. J’entends par là une pratique dans laquelle les travailleurs décident eux-mêmes et utilisent ces sommes considérables pour changer le travail, par exemple pour produire la santé par du personnel, fonctionnaire ou libéral, payé à vie. Et sans capital ! Sans propriété lucrative. Aussi bien les sociétés d’exercice libéral que les hôpitaux, publics ou privés, sont des lieux non lucratifs (les cliniques à but lucratif ne représentant pas grand-chose, pour le moment en tous cas).
On a fait la démonstration avec le régime général de sécurité sociale que les travailleurs eux-mêmes peuvent produire de la santé sans capitalistes et sans marché du travail. C’est un sacré progrès, et c’est inadmissible pour la classe dirigeante. C’est pour ça qu’elle met en avant d’autres éléments de la Sécurité sociale qui eux sont capitalistes. Vous avez une sécurité sociale communiste, qui est le régime général, et puis vous avez une sécurité sociale capitaliste, par exemple les régimes complémentaires de santé ou de vieillesse.
Lors de votre intervention, vous parliez de la fameuse “réforme” de Rocard, qui passe en 1984 un premier accord régressif contre la Sécurité sociale. Vous disiez que Macron n’en était que le continuateur, et vous expliquiez qu’au fond, ils ne promeuvent pas la retraite par capitalisation – c’est-à-dire, par exemple, la création de fonds de pension qui boursicotent avec l’argent des futurs retraités et promettent une somme plus importante que celle initialement déposée – mais bien une autre forme de retraite par répartition. Pouvez-vous développer sur ce sujet ?
Oui bien sûr. C’est un drame que les syndicats et partis contre la réforme aient lutté sur le terrain des réformateurs, et aient donc été battus. Les opposants à la réforme défendaient la répartition contre la capitalisation alors que la capitalisation ne représente que 3 % des dépenses de pensions en France, mais pas plus de 10 % dans la moyenne des pays européens et occidentaux, il n’y a pas de lutte fondamentale contre la capitalisation à faire. Ce qu’il faut c’est lutter contre la promotion d’une répartition capitaliste. Toute répartition n’est pas progressiste.
Citation :
« À partir du moment où l’on ne peut être propriétaire d’usage que de ce qu’on utilise, où l’on ne peut plus transmettre un patrimoine à des fins lucratives, il n’y a plus de source d’accumulation du capital. »
L’Agirc-Arrco [organismes de retraites complémentaires pour les salariés du privé, NDLR] qui nous dit que la pension c’est du « j’ai cotisé, j’ai droit », c’est une répartition capitaliste. C’est-à-dire qu’on postule que le retraité n’a pas droit au salaire, il a droit au différé de son revenu. Il n’a pas tout dépensé quand il était actif, il en a mis au pot commun de la retraite par répartition et quand il est lui-même retraité, il récupère l’équivalent de la solidarité dont il a fait preuve. Ce revenu différé c’est une façon capitaliste de gérer de la sécurité sociale. C’est la classe dirigeante qui nous dit « le travail c’est ce qui met en valeur mon capital, un retraité ne met pas en valeur de capital donc il ne travaille pas », et « s’il dépense, il n’a droit de dépenser que l’équivalent de ce qu’il a mis au pot commun quand il était employé ». C’est contre cela que le régime général s’est construit : en disant que le retraité est reconnu comme travailleur, la valeur (pour l’essentiel non-marchande) qu’il produit étant reconnue dans le salaire auquel il a droit – 75 % de son meilleur salaire brut, 100 % de son meilleur salaire net. À l’intérieur de la répartition, vous avez bien une lutte de classe.
Comment répondez-vous à ceux qui disent – à raison ou non – qu’un projet comme le vôtre risque de tuer l’initiative liée à l’organisation capitaliste de la société ?
Je ne comprends pas, tout simplement. L’initiative sera au contraire démultipliée. Quand on connait le nombre de jeunes qui travaillent gratuitement, qui maquillent leurs diplômes pour avoir un boulot, qui ne font pas du tout ce pourquoi ils ont été formés… Il y a un gâchis de la jeunesse invraisemblable.
Au contraire, si une personne n’a pas eu à être dans la précarité pendant ses études parce qu’elle a été payée, si lorsqu’elle se met à son compte, elle a droit à un investissement subventionné qu’il ne faudra pas rembourser, si elle n’a pas non plus à accepter n’importe quel poste parce qu’elle est payée à sa qualification, elle va s’éclater, elle va infiniment plus travailler qu’aujourd’hui !
Elle va cotiser à la caisse des salaires, au prorata de la valeur ajoutée qu’elle a créée sur une année – peut-être pas grand-chose si elle est en début d’activité – et son salaire est garanti par la mutualisation des valeurs ajoutées entre les branches à forte valeur ajoutée et les branches à faible valeur ajoutée qu’opère le taux unique de cotisation-salaire à l’échelle nationale. Quand, dans une entreprise, vous participez à la décision, vous allez au boulot avec beaucoup plus de joie et d’appétit de travailler que si vous y allez en traînant les pieds pour faire un truc que vous aimez faire mais qui est voué à mettre en valeur du capital ou qui a des finalités démocratiques discutables.
Citation :
« L’accumulation du capital se fait par l’extraction de la valeur produite par le travail quelle que soit l’utilité sociale de ce qui est produit et quelle que soit l’empreinte écologique de ce que l’on produit. »
Mais n’y a-t-il pas un risque que les gens privilégient les emplois dans certaines branches et que d’autres, qui sont plus indispensables à la vie en collectivité, ne soient pas pourvus ? Ou qu’un grand nombre de personnes décide de ne rien faire du tout ?
Alors, les personnes qui décident de ne rien faire, moi je n’y crois pas. Parce que notre humanisation dépend de notre contribution à la production de valeur économique. Penser que nous pouvons trouver du bonheur dans une vie passée dans un hamac, c’est quand même une grande illusion. Nous aspirons tous à contribuer au bien commun et le fait que nous soyons reconnus par un statut qui fait qu’on n’a pas non plus à monétiser chacune de nos activités (comme nous y invitent Blablacar ou Airbnb) va nous rendre beaucoup plus en appétit de travailler. S’agissant maintenant de tâches qui seraient déjà pourvues par un personnel pléthorique, ce que je viens de dire y répond aussi. Soit vous voulez monter une boite et on vous dit « eh bien écoutez non, cela existe déjà, on ne subventionne pas », soit vous entrez dans une entreprise et là ça n’est pas vous qui allez décider tout seul de ce que vous allez faire, vous entrez dans un collectif qui va partager les tâches avec vous. Donc vous allez toujours vous inscrire dans des besoins exprimés par la société. Et s’il y avait pénurie sur des tâches de nuit par exemple, qui seraient indispensables dans des industries de process ou dans les hôpitaux, on pourvoirait ces postes en assurant une promotion plus rapide de ceux qui les accepteraient pour un temps limité.
Peut-on envisager une société reposant intégralement sur le salaire socialisé et fonctionnant de manière locale ? Ou faut-il absolument un État-nation ou au moins une fédéralisation à l’échelle nationale ?
Pour qu’il y ait salaire à vie, il faut que la mutualisation des valeurs ajoutées se fasse à une grande échelle. Par exemple, une entreprise ne peut pas garantir le salaire à vie pour ceux qui y travaillent, une région ne peut pas assurer le salaire à vie non plus, c’est un espace trop petit. Il faut un espace suffisamment vaste, qui n’est pas forcément celui de la nation. Cela peut être deux pays qui se mettent ensemble par exemple. Je n’ai pas de modèle spécial en tête. Ce sur quoi je veux insister, c’est le fait que la mutualisation de la valeur, dans les caisses d’investissement ou de salaire, doit être à une échelle suffisamment grande pour qu’elle soit réaliste et efficace.
L’argent en lui-même est un instrument aliénant. Il efface le sentiment de dette qui unit les hommes, car en jouant un rôle intermédiaire entre leurs besoins et la réponse à leurs besoins apportée par d’autres, il pousse à considérer cette réponse comme un dû. Il ne semble pas que votre projet réponde à ce problème. S’il était mis en place, il pourrait même au contraire le faire perdurer. Qu’en pensez-vous ?
Votre question porte sur le fait qu’il faut qu’on ait un sentiment réciproque de dette pour que ça marche, c’est ça ? Je ne suis pas sur cette position, c’est vrai.
Slinkachu, Tug of war
Il est clair, par exemple, que la division par deux du salaire à 25 ans qu’on a connu au cours des trente dernières années fait que les jeunes sont aujourd’hui beaucoup plus dépendants de leurs parents qu’auparavant. Certes, on peut se réjouir qu’il y ait des liens affectifs qui se maintiennent, mais est-ce mieux que la capacité d’autonomie, de mise en couple, de naissance du premier enfant… ?
On le voit d’ailleurs dans les sociétés d’échanges locaux, dans les petits exemples qui existent : il ne faut pas penser que le fait de faire du troc et des échanges en nature, ou supprimer l’argent supprime la violence. Au contraire, ça peut même la maintenir, parce que d’autres considérations que le fait d’avoir ou non de l’argent vont intervenir dans les relations entre les personnes, et on va à nouveau tenir compte des relations de genre, d’âge, de plus ou moins grande culture… Ce que la relation monétaire avait plus ou moins gommé. Encore une fois, l’argent c’est l’expression de la violence sociale, mais c’est aussi ce qui permet de la gérer. Et les exemples dans l’Histoire montrent que c’est par l’impôt que l’on a pu mettre en place des formes plus démocratiques de vie sociale, ou libérer les paysans de l’emprise des prêtres dans les temples, etc. Il y a une vertu de l’argent en termes de libération des personnes d’une forme de dette réciproque. Nous avons tous des dettes les uns vis-à-vis des autres, mais à ne pas pouvoir les objectiver dans des rapports monétaires, nous risquons de les exprimer de plus mauvaise façon encore.
Je pense que les catégories de la valeur économique, c’est-à-dire le travail, l’argent, la valeur, la distinction entre ce qui vaut et ce qui ne vaut pas dans l’activité, c’est une expression de la violence qu’il y a dans les sociétés. Penser qu’on puisse faire des sociétés sans violence, dans la transparence des valeurs d’usage de ce qu’on produit me paraît très illusoire. La définition des catégories économiques est l’occasion d’objectiver cette violence, de la mettre à distance des rapports interpersonnels. Je pense que l’argent a un rôle positif de ce point de vue-là. Il objective des rapports sociaux.
Dans la lignée de la question précédente, si l’on substituait au capital la subvention par la cotisation, ça ne changerait pas pour autant les fondamentaux productivistes de la société, qui eux-mêmes imposent le règne de la marchandise. Le fait de rester dans ce paradigme n’est-il pas incompatible avec le souci écologique qui impose de plus en plus d’aller vers la décroissance ?
Le productivisme de la société c’est une expression qui est trop vague. Il y a un productivisme du capitalisme, parce que le Capital repose sur la mise en valeur permanente de la propriété lucrative, l’accumulation du capital. Et cette accumulation du capital se fait par l’extraction de la valeur produite par le travail quelle que soit l’utilité sociale de ce qui est produit et quelle que soit l’empreinte écologique de ce que l’on produit. Quand on produit dans cette indifférence-là, évidemment qu’il y a tous les risques que vous signalez. Mais précisément, à partir du moment où l’on interdit la propriété lucrative, où il n’y a plus d’accumulation de capital possible, où l’on ne peut être propriétaire d’usage que de ce qu’on utilise (et on ne peut pas utiliser 600 bagnoles ou 300 entreprises), où l’on ne peut plus transmettre un patrimoine à des fins lucratives, il n’y a plus de source d’accumulation du capital. Si les marchandises que l’on produit ne le sont plus pour mettre en valeur du capital, bien sûr que des tas de biens et services inutiles, dangereux, antidémocratiques, ne seront plus produits.
Nous sommes alors renvoyés à une question plus profonde : est-ce que nous sommes, en tant qu’êtres humains, raisonnables ? Est-ce que notre rapport au vivant non-humain est un rapport de collaboration ? Ces questions ne sont pas résolues par le salaire à vie ou par la copropriété d’usage. Mais, en tout cas, il n’y a plus de ressort obligatoire à la prédation, à la croissance à tout prix, dès lors que la propriété lucrative est supprimée.
L’obsolescence programmée est une conséquence directe du fonctionnement capitaliste de nos sociétés.
On voit que le système électoral ne permet pas de changement révolutionnaire. Vous prônez un changement par le rapport de force – notamment grâce aux syndicats – face à l’État et aux capitalistes. Mais dans la situation actuelle, au vu de la faiblesse du syndicalisme, cela semble compliqué. Pensez-vous que nous pourrions nous organiser autrement, à côté, pour faire advenir votre projet ?
Si l’on veut faire du salaire un droit politique, avec tout le monde qui à 18 ans ait le premier niveau de qualification, si on veut que les entreprises deviennent la propriété d’usage des travailleurs, que l’investissement soit subventionné par des caisses qui collectent une cotisation à la place du profit, que l’on ne rembourse pas les dettes que les entreprises ont contracté pour investir parce qu’il n’y a aucune légitimité du crédit en matière d’investissement… Si l’on veut tout ça, cela suppose des lois et qu’un État s’assure que ces lois sont respectées. Il ne faut pas penser que nous allons pouvoir faire ça dans l’irénisme de rapports sociaux apaisés alors que tous ceux qui, aujourd’hui, vivent de la propriété lucrative, exploitent le travail d’autrui, ont des tas d’outils étatiques, militaires, pour conserver leur pouvoir. Donc bien sûr qu’il faut une participation au pouvoir d’État. Mais ça n’est pas forcément une participation majoritaire.
L’exemple que je connais, à savoir la mise en place du régime général, du statut de la fonction publique en 1946, de la nationalisation d’EDF-GDF [Électricité de France-Gaz de France, NDLR], ça s’est fait par la présence de quelques ministres communistes dans un gouvernement pendant un an. Et cela a suffit, parce qu’ils étaient appuyés par un mouvement syndical vivant, pour mettre en place des institutions qui, encore aujourd’hui, sont encore extrêmement fortes. Même si elles ont été combattues et en partie dénaturées s’agissant du régime général par exemple. Qu’il faille une participation au pouvoir d’État, cela paraît évident. Que cette participation puisse ne pas être totale, qu’il n’y ait pas besoin de changer le régime politique, cela me paraît aussi évident.
L’essentiel est bien sûr la mobilisation populaire sous forme de rapport de force que les syndicats créent dans l’entreprise, c’est décisif, mais ce sont aussi toutes ces initiatives alternatives de production qui ne relèvent pas de la logique capitaliste – surtout impulsées par des jeunes. Ça c’est aussi une force à mobiliser pour sortir le travail du carcan capitaliste. On a d’autre part un déjà là qui est considérable. Par exemple, pour demander que les 50 millions de plus de 18 ans aient un salaire à vie, on peut s’appuyer sur le fait que le tiers d’entre eux a déjà un salaire à vie. Les cinq millions et demi de fonctionnaires, la moitié des quinze millions de retraités (les autres sont dans la survie), les travailleurs à statut du genre EDF ou SNCF [Société nationale des chemins de fer français, NDLR], et puis les travailleurs de branches comme la métallurgie, la chimie, la banque, dans lesquelles le syndicalisme a été assez puissant pour négocier des droits à carrière. Les travailleurs de ces branches, quand ils changent d’entreprise, sont embauchés au moins au salaire qu’ils avaient dans l’entreprise précédente (il y a un risque de chômage quand même, c’est pour ça que ce n’est pas totalement du salaire à vie comme dans la fonction publique). On a déjà, en additionnant tout ça, 17-18 millions de personnes qui touchent peu ou prou un salaire à vie sur les 50 millions que nous sommes à avoir plus de 18 ans ! Donc on ne part pas de zéro. Si on s’appuie sur l’existant, si les fonctionnaires, les retraités qui ont une pension proche de leurs salaires, les salariés des branches dont je viens de parler disent « tout le monde a droit au salaire à vie ! », alors nous allons pouvoir créer des rapports de force suffisants pour conquérir la capacité législative nécessaire. Et nous ferons changer la loi dans les domaines où il faut qu’elle change si nous voulons prolonger encore les conquêtes du mouvement ouvrier.
Un conseil pour nos lecteurs ?
Oui, je peux leur conseiller d’aller voir la vidéo d’Usul sur le salaire à vie* par exemple. Ils peuvent aussi lire Émanciper le travail*, le bouquin que j’ai écrit avec Patrick Zech, ou Vaincre Macron*. Ou encore se syndiquer, militer dans des organisations d’éducation populaire comme Réseau salariat*, qui diffusent et rendent légitimes des propositions de propriété d’usage des entreprises par les travailleurs. Se convaincre et convaincre autour de nous que nous pouvons nous passer de capitalistes, qu’on n’a pas besoin d’employeurs, qu’on n’a pas besoin de prêteurs, que nous pouvons organiser nous-mêmes le travail et que nous pouvons être maîtres de l’investissement parce que nous l’avons déjà fait ! C’est décisif de se plonger dans l’histoire du mouvement ouvrier, et pour ça surmonter la censure, surmonter l’absence dans les programmes scolaires de toute cette histoire ouvrière, qu’on retrouve dans les ouvrages que je viens de citer ou par exemple dans L’institution du travail de Claude Didry (paru lui aussi à La Dispute). Il y a à faire toute une éducation à notre passé populaire glorieux qui ne demande qu’à se prolonger aujourd’hui !
(*) (***) Lien déjà dispos dans l'intitulé de l'article.
Source : Le Comptoir
Bernard Friot : « Nous pouvons organiser nous-mêmes le travail, sans employeurs, ni prêteurs »