La mythologie de l’Ordo Templi Orientis (autrement connu sous « OTO » pour « Ordre des Templiers Orientaux ») veut qu’il ait été fondé en Allemagne, vers 1895, par Karl Kellner (1850-1905), un industriel autrichien et maçon de haut grade – son titre, plus qu’éloquent, était alors « Grand Maître Honoraire 33°, 90°, 96° » et « Directeur du Triangle Intérieur » et Théodore Reuss, un étrange personnage, d’origine germano-anglaise, qui fut tout à la fois occultiste, anarchiste, espion de la police prussienne, journaliste, chanteur et promoteur des droits de la femme ! Cependant, selon P.R. Koenig [2] , Karl Kellner, bien qu’il fut en contact étroit avec Théodore Reuss et qu’ils partageassent ensemble un intérêt pour la pratique du hatha-yoga, n’a rien à voir dans la fondation de l’OTO. Ce n’est qu’après la mort de Kellner, en 1905, que Reuss commencera à développer une arrière-loge maçonnique au sein de l’Obédience de Memphis-Misraïm dont finira par émerger l’OTO. Et, ce n’est que plus tard qu’il prétendra que Kellner en fut le co-fondateur. Reuss forgera à la même époque l’histoire fantasmée de l’Ordre qui remonterait ainsi aux Templiers via, entre autres, l’Hermetic Brotherhood of Light (fondée au milieu du XIXe siècle), la Franc-maçonnerie et les Illuminés de Bavière d’Adam Weishaupt… Rien de moins.
Dans un élan d’impérialisme mystique, Reuss se félicitera plus tard que l’OTO ait absorbé la majorité des organisations chevaleresques, templières ou maçonnique. Dans une publication de l’Oriflamme [3] il donne ainsi la liste des organisations couvertes par l’OTO : « l’Église Gnostique Catholique, l’Ordre des Chevaliers du Saint-Esprit, l’Ordre des Illuminés, l’Ordre du Temple, l’Ordre des Chevaliers de Saint-Jean, l’Ordre des Chevaliers de Malte, l’Ordre des Chevaliers du Saint-Sépulcre, l’Église Cachées du Saint-Graal, la Fraternité Hermétique de la Lumière, la Saint Ordre de la Rose-Croix Hérédom, l’Ordre de l’Arche Sainte Royale d’Énoch, le Rite Ancien et Primitif de la Maçonnerie, le Rite de Memphis, le Rite de Misraïm, le Rite Écossais Ancien et Accepté, le Rite Swedenborgien, l’Ordre Martiniste et l’Ordre de Sat Bhaï » (ouf !). Il est à noter que Reuss avait déjà été l’importateur en Allemagne des Rites maçonniques irréguliers de Memphis-Misraïm et du Rite Écossais Ancien et Accepté, et, nous pouvons lire l’énoncé de ses titres dans l’édition de décembre 1906 de l’Oriflamme : « Souverain Grand Maître Général ad vitam des franc-maçons des Ordres Écossais Unis pour l’Empire Allemand, Souverain Grand Commandeur, Grand Souverain Absolu, Souverain Pontife, Souverain Grand Maître de l’OTO, Suprême Mage Soc. Frat. R.C., SI, 33°, Termaximus Regens I.O…. ».
Sous la direction de Reuss, Chef Extérieur de l’Ordre, l’OTO sera une organisation d’inspiration principalement maçonnique, construite autour de 10 degrés initiatiques, dont le 8e et le 9e degré enseignaient des pratiques sexuelles. Le dixième degré constituait le grade de maître national de l’Ordre. Reuss avait établi un lien entre les degrés de la maçonnerie et ceux de l’OTO – ainsi, les Maîtres franc-maçons étaient immédiatement reconnus comme membres de l’OTO – mais, ces prétentions seront abandonnées dans les années 20.
En 1910, Reuss contacta le mage anglais Aleister Crowley suite à la publication de son Livre des Mensonges. Crowley, devenu alors VII°, parle de cette rencontre, qui scellera les destins de l’OTO et de Crowley, dans l’introduction de ce livre : « Peu après la publication, le Chef Extérieur de l’Ordre vint à moi. Il me dit que puisque je possédais le suprême secret de l’Ordre, je devais entrer en possession du IX° et de ses obligations […] À partir de ce moment, l’OTO prit sa véritable importance dans mon esprit » [4] . Le 12 avril 1912, il sera élevé 33°, 90° et X°, Grand Maître National [5] en conformité avec les constitutions de l’OTO, pour la Grande-Bretagne et l’Amérique du Nord. Crowley commencera à réécrire les rituels dans une optique plus religieuse que chevaleresque en prenant comme appui le Liber AL Vel Legis qui lui fut « dicté » en 1904 au Caire. Le but de Crowley est alors de faire de l’OTO un instrument afin de « restaurer le christianisme dans son véritable statut de religion solaire-phallique » (Crowley, 1944). C’est à partir de cette époque que l’Ordo Templi Orientis deviendra le véhicule de propagande de la Loi de Thelema. Il est à noter ici que jamais Reuss n’utilisera les rituels réécrits par Crowley comme on peut le comprendre par la lecture de Ein Leben fuer die Rose et de nombreuses loges de l’OTO avaient déjà leurs propres rituels. Reuss semble d’ailleurs s’être éloigné des imprécations du Livre de la Loi comme on peut le comprendre dans une lettre de Crowley à Traenker datée du 14 février 1925 : « [Reuss] dans ses dernières années […] accuse le Livre de la Loi de tendances communistes. ». Cependant, Reuss traduira en allemand et utilisera la Messe de Phoenix écrite par Crowley pour l’Église Gnostique Catholique. Sous l’impulsion de Crowley, les grades sont réorganisés en une Triade de l’Homme de la Terre (0° Minerval, I° Homme & Frère / Femme & Sœur, II° Magicien, III° Maître Magicien, IV° Parfait Magicien & compagnon de la Sainte Arche Royale d’Enoch et P.I. Parfait initié) ; une Triade de l’Amoureux (V° Souverain Prince Rose-Croix, et Chevalier du Pélican et de l’Aigle, Chevalier de l’Aigle Rouge, et membre du Sénat des Chevaliers Philosophes Hermétiques, VI° Illustre Chevalier (Templier) de l’Ordre des Kadosch, et Compagnon du Saint-Graal, Grand Inquisiteur Commandeur, et Membre du Grand Tribunal, Prince du Royal Secret, VII° Theoreticus, et Très Illustre Souverain Grand Inspecteur Général, Mage de la Lumière, et Evêque de l’Ecclesia Gnostica Catholica, Grand-Maître de la Lumière, et Inspecteur des Rites et Degrés) et une Triade de l’Hermite (VIII° Parfait Pontife des Illuminati Épopte des Illuminati, IX° Initié du Sanctuaire de la Gnose, X° Rex Summus Sanctissimus). Le XI° est dédié, quant à lui, à la magie homosexuelle et n’est pas un grade « institutionnel » conféré par l’OTO. Il semble qu’il n’ait jamais été transmis que de personne à personne par Crowley et certains de ses disciples. Le XII° (Frater Superior, et Chef Visible de l’Ordre) semble ne jamais avoir été conféré.
Les rituels d’initiation des degrés supérieurs (du VI° au IX°) tourneront exclusivement autour de la magie sexuelle, on y explique graduellement les diverses œuvres magiques à accomplir, le symbolisme caché des grades, le but ultime de l’Ordre. Des épîtres comme De Arte Magica ou le Liber Agape fourmillent de métaphores sexuelles et de recommandations rituelles devant permettre aux membres de développer leurs pouvoirs magiques au travers de la production et de la consommation de l’Élixir (le sperme), de la pratique du Hierogamos (la culbute du samedi soir) hétéro ou homosexuel. Ainsi, le système de la magie sexuelle de l’OTO se développait de la manière suivante :
le VII° est centré sur l’adoration du phallus sous le symbole de Baphomet.
le VIII° est centré sur la masturbation au sein de l’« œuvre mineure du soleil ».
le IX° est centré sur l’interaction, au sein de rituels hétérosexuels, entre le sperme, le sang et les sécrétions féminines.
le X° est centré sur l’imprégnation et la fertilisation de l’« œuf » afin d’assurer la succession du Chef Extérieur de l’Ordre.
Le XI° est l’œuvre per vas nefandum (l’anus) dans le cadre du (de la) magie homosexuelle.
L’OTO pénétra en France par l’entremise de Papus (le Docteur Encausse) lors de l’échange de divers diplômes et autres médailles maçonniques et gnostiques opéré à l’occasion de la « Conférence Internationale Maçonnique et Spiritualiste de Paris », le 24 juin 1908. Mais, « Il ne semble pas que Papus ait jugé nécessaire l’établissement effectif de l’Ordre en France. Il faut reconnaître qu’il lui aurait été difficile de faire vivre chaque grade de chaque rite dont les noms embellissaient sa signature. Ceux-ci servaient plutôt (ou au moins) à monnayer de nouvelles acquisitions : sa charte de l’O.T.O. n’était-elle pas incluse dans une transaction concernant également l’Église Gnostique Catholique et le Rite Ancien et Primitif de Memphis & Misraïm ? Il ne faudrait pas croire que nous critiquons Papus : ces habitudes sont celles de l’occultisme (certes bien représentées par ce titulaire d’un doctorat en kabbale…) et n’ont que peu à voir avec la réalisation du Grand Œuvre. Quoi qu’il en soit, nous ne connaissons pas de groupes ayant travaillé le rituel de l’O.T.O. et qui seraient issus de cette filiation » [6] . L’OTO en France ne revivra que vers les années 1990 avant de sombrer à nouveau dans un moelleux oubli. Il semble qu’il ne subsiste plus aujourd’hui que quelques membres isolés ainsi que l’OTO de Krumm-Heller [7] qui penche plus que dangereusement vers la droite extrême.
En 1921, Reuss, peu avant de démissionner de sa charge de Chef Extérieur de l’Ordre, transmit la charge de X° à C.S. Jones (Frater Achad) pour les États-Unis. Il signera en même temps un gage d’amitié avec Spencer Lewis, fondateur et Imperator de l’AMORC. Il meurt, le 28 octobre 1923, sans désigner de successeur. Crowley prend alors la direction de l’OTO ainsi qu’il l’écrit dans son journal le 27 novembre 1921 : « Je me suis autoproclamé OHO [8] , Frère Supérieur de l’Ordre des Templiers Orientaux », ce qu’il confirmera, en 1924, dans une lettre à Traenker : « Je veux obtenir le contrôle de tous les mouvements existants ». Ce poste lui sera confirmé par un ensemble de Grands-Maîtres Nationaux (X°) cependant qu’un certain nombre d’initiés de l’OTO ne reconnaîtront pas Crowley et de ceux-là naîtront les SOTO, OTOA, FRA, OI, FS et autres sigles cryptiques…
En 1930, Wilfred Jones (connu sous le nom de Ramaka) s’établit en Californie afin de fonder, sur les instructions de Crowley, l’Agape Lodge n°2 à Pasadena. Karl Germer, le Grand Maître X° pour l’Allemagne, prendra la direction de la Province d’Amérique du Nord après sa sortie de camps de concentration en 1946.
Crowley meurt en décembre 1947 et, en accord avec ses dernières volontés, Karl Germer devient alors, et jusqu’à sa mort en 1962, le Chef international de l’OTO. Sous la direction de Germer, l’OTO connaît une longue période de sommeil pendant laquelle les initiations et les activités seront rares. McMurtry [9] , Grand Maître National pour les États-Unis essayera de relancer l’ordre en Californie avant de se brouiller avec Germer.
Germer meurt en 1962 sans désigner de successeur.
En 1969, McMurtry se fait élire « Caliphe » de l’OTO, sous le nom d’« Hymenaeus Alpha », sur base d’une lettre que Crowley lui a écrite durant la guerre [10], et il entreprend alors la réorganisation de l’Ordre ainsi que sa dissémination dans divers pays. En 1971, l’OTO prend la forme d’une association enregistrée en Californie.
En 1977, le Califat devient une Grande Loge internationale selon la déclaration officielle de McMurtry : « Que tous les thélémites sachent que moi, Hymenaeus Alpha, 777 IX° OTO, 9=2, Calife de l’Ordo Templi Orientis d’Aleister Crowley, Baphomet, 666, accorde Charte à la Loge Thelema qui devient la Grande Loge de l’OTO ».
En mars 1979, l’ordre sera transformé en « société commerciale » selon les lois de l’État de Californie. En 1982, l’OTO sera reconnue comme entité religieuse [11] . « Vers 1981 e.v., nous (Grady McMurtry, moi-même et d’autres membres de l’OTO) avions finalisé les papiers pour l’enregistrement de l’OTO en tant que société commerciale en Californie… nous avons enregistré l’EGC (Ecclesiae Gnosticae Catholicae) sous la forme d’une société séparée » (Bill Heidrick).
En 1985, la 9e Court Fédérale du District de San Francisco donne raison aux prétentions de McMurtry en le reconnaissant « successeur » de l’Ordo Templi Orientis d’Aleister Crowley. Une grande victoire commerciale pour la grandeur des caisses du Calife ! Depuis 1987, l’OTO est connu sous le nom de « OTO International ». La Grande Loge des États-Unis ainsi que l’OTO International sont enregistrés comme organisations religieuses aux É-U afin de bénéficier d’avantages fiscaux.
Après la mort de McMurtry, en 1985, l’intérim du pouvoir sera exercé, avec l’accord du Conseil d’administration de la société OTO, par Bill Heidrick qui organisera l’élection du Président deux mois plus tard ! Un nouveau Calife sera alors élu en septembre 1985 en la personne de William Breeze [12] qui, sous le nom mystique de Sa Très Sacrée Majesté « Hymenaeus Beta » X° et Calife, dirige encore à l’heure actuelle l’OTO inc.
Après leurs diverses victoires sur les copyrights d’Aleister Crowley, l’OTO Califal deviendra une usine à fric orientée uniquement dans l’édition et la perception des royalties des œuvres de Crowley. Le côté spirituel – si l’on peut parler de spirituel dans le salmigondis sexophile de Crowley – et magique devient l’accessoire d’une pose précieuse et élitiste qui bénéficie uniquement à une société commerciale américaine tenant plus du MacDonald que du cénacle mystique.
Pour conclure, nous laissons la parole à James A. Eshelman qui avait rejoint le Califat en 1979, fut vice-calife lors de l’élection de Breeze avant de quitter l’OTO Califal :
« Je pense que leur point de vue – du moins celui de HB, bien que je doute qu’il l’admettrait de cette manière – est qu’il est prêt à sacrifier le développement spirituel de la génération actuelle (puisqu’il est impossible de réformer la version post-Grady de l’Ordre) afin de poser de meilleures fondations pour le développement spirituel de l’humanité dans les quelques milliers d’années à venir », en ajoutant : « l’OTO est un simple club. Un simple club. Une chose purement mondaine. Son destin n’est en aucune manière lié à celui de l’Éon lui-même » [13] .
« Mon Fils, je te charge de ne jamais révéler la Vérité aux Femmes. Car c’est ce qui est écrit : Ne jette pas les Perles aux Cochons, à moins qu’ils ne se retournent contre toi & te déchirent. Vois, dans la Nature de la Femme il n’y a pas de Vérité, ou d’Appréhension de la Vérité, ou de Possibilité pour la Vérité… Maintenant, pour une Femme tout Mensonge suffit & ne pense pas que la Vérité est puissante & dominera comme Elle le fait avec l’Homme… » [14].