Sujet: «La psychiatrie est en dérapage incontrôlé» Jeu 25 Avr 2013 - 11:30
«La psychiatrie est en dérapage incontrôlé»
Le «DSM-5», nouveau manuel de psychiatrie destiné à s’imposer aux médecins du monde entier, est une véritable catastrophe selon un orfèvre en la matière. Entretien avec Allen Frances à lire dans «BoOks», en kiosque tout le mois d’avril.
BoOks Pourquoi partez-vous en guerre contre le nouveau manuel de la psychiatrie ?
Allen Frances :Je ne m’étais plus guère occupé de la question des critères diagnostiques depuis l’époque où je dirigeais l’équipe qui a rédigé le manuel encore en vigueur à ce jour, le «DSM-IV», paru en 1994. J’avais même pris ma retraite de psychiatre. Je vivais au bord de la mer, après m’être longtemps occupé de ma femme, malade. Invité à un cocktail à l’occasion d’une réunion de l’American Psychiatric Association (APA) à San Francisco, j’y ai retrouvé beaucoup d’amis. Ils étaient très excités par la préparation du «DSM-5», agitaient des idées nouvelles.
L’un parlait d’une nouvelle possibilité de diagnostic, celle du risque de psychose (schizophrénie). Il serait désormais envisageable de prévoir qu’un jeune deviendra psychotique. J’ai tenté de lui expliquer le danger d’une telle idée: nous n’avons en réalité aucun moyen de prédire vraiment qui deviendra psychotique et il y a fort à parier que huit jeunes sujets ainsi labellisés sur dix ne le deviendront jamais. Le résultat serait une inflation aberrante du diagnostic et des traitements donnés à tort à des sujets jeunes, avec des effets secondaires graves
Risque de psychose, et quoi encore?
Un autre psychiatre se passionnait pour le diagnostic d’hyperphagie, ces moments où l’on se jette sur la nourriture en dehors d’un repas. Je me dis: j’ai peut-être bien ça moi-même. Un autre se concentrait sur le «trouble cognitif mineur» (on oublie les dates, etc.). Je me dis: j’ai peut-être ça aussi… Un autre encore parlait du «dérèglement sévère de l’humeur» chez l’enfant qui pique des colères. Bref, je constatai une forte propension à vouloir médicaliser tous les problèmes de la vie quotidienne.
Or, l’expérience du «DSM-IV» me l’avait appris: la moindre modification, extension ou abaissement, du seuil d’un diagnostic est une aubaine pour les compagnies pharmaceutiques. J’ai compris qu’il serait irresponsable de ma part de rester à l’écart du débat. D’autant que ma qualité d’ancien responsable du «DSM-IV» me donne du poids et me permet de me faire entendre.
Qu’aviez-vous plus précisément retenu de votre expérience du «DSM-IV»?
Il faut d’abord dire un mot de son prédécesseur, le «DSM-III», publié en 1980. Celui-ci avait marqué un tournant positif, car il établissait pour la première fois une liste de critères diagnostiques sur lesquels les psychiatres pouvaient se mettre d’accord. Jusqu’alors, le diagnostic était resté pour l’essentiel une affaire subjective. Une conversation typique entre psychiatres portait sur les rêves de la nuit précédente et leur interprétation psychanalytique. Avec le «DSM-III», les discussions se sont portées sur le diagnostic.
Le manuel a eu également d’énormes conséquences, tout à fait inattendues. Il a servi de base pour le remboursement des soins et des médicaments, pour la prise en charge de services à la personne, pour la reconnaissance d’une invalidité, et même pour l’obtention d’un permis de conduire, d’un permis de piloter, la reconnaissance du droit d’adopter un enfant, etc. Menée par le fougueux Robert Spitzer, cette révolution a été suivie d’une nouvelle révision du manuel, le «DSM-IIIR», qui introduisit encore de nouveaux diagnostics et en transforma d’autres. L’ambition du «DSM-IV» était au contraire de calmer le jeu.
Le «DSM-IV» a-t-il vraiment stoppé l’inflation diagnostique?
Oui. Nous avons analysé 93 suggestions de changement et n’en avons retenu que trois. Cependant, ces modifications que nous pensions mineures ont eu des conséquences inattendues. Ainsi le trouble bipolaire de type 2, que nous avons introduit, a permis aux entreprises pharmaceutiques, grâce à la publicité télévisée en particulier (les États-Unis sont le seul pays au monde à autoriser les laboratoires à faire de la publicité directe), de doubler le nombre de patients traités pour troubles bipolaires.
De même, nous avons un peu élargi le diagnostic du trouble d’hyperactivité avec déficit de l’attention pour permettre de repérer davantage de filles. Et nous avons eu la surprise de voir les laboratoires s’engouffrer dans la brèche. Le marché des médicaments contre les troubles de l’attention est passé de 15 millions de dollars avant la publication du «DSM-IV» à 7 milliards aujourd’hui…
Dernier point: l’autisme. Constatant que de nombreux enfants ne présentaient qu’une partie des symptômes, nous avons introduit le syndrome d’Asperger. Nous pensions que cela triplerait ou quadruplerait le nombre de cas recensés. En fait, ça l’a multiplié par vingt. Cette inflation est due à un autre phénomène: la possibilité pour les parents de bénéficier de services spécifiques à l’école et ailleurs.
À propos de l’autisme, les auteurs du «DSM-5» entendent justement supprimer le syndrome d’Asperger. Ils iraient donc dans la bonne voie?
Mais ils se trompent. En rangeant toutes les formes d’autisme dans une seule catégorie, appelée «spectre de l’autisme», ils pensent rationaliser l’approche diagnostique et jugent que cela n’aura guère d’effet sur le nombre d’enfants diagnostiqués. En réalité, des études indépendantes indiquent que le nombre d’enfants éligibles à un diagnostic d’autisme va beaucoup baisser. Ce serait une bonne chose si c’était pour de bonnes raisons. Malheureusement, les nouveaux critères, définis par une poignée de psychiatres, sont contestables, et l’on doit s’attendre à ce que beaucoup de jeunes malades qui ont besoin d’être pris en charge ne le soient pas ou ne le soient plus.
Comment expliquez-vous que les auteurs du «DSM-5» aient à nouveau voulu multiplier les innovations?
Je vois plusieurs raisons. D’abord, une ambition excessive. Ils voulaient créer un changement de paradigme. Ils sont fascinés par les apports possibles de la biologie, alors que la psychiatrie, contrairement aux autres branches de la médecine, ne dispose pas de tests biologiques. Ils sont fascinés par la médecine préventive, au moment même où celle-ci fait marche arrière dans certains domaines, en raison des coûts et des risques associés aux systèmes de détection précoce (du cancer du sein, par exemple).
Ensuite, chaque psychiatre a tendance à pousser sa spécialité ou son sujet de prédilection et à vouloir élargir le filet des patients potentiellement concernés. Enfin, ils ne réfléchissent pas du tout aux conséquences d’une inflation des diagnostics pour la société et les patients eux-mêmes.
Ils ne réfléchissent pas, ou ils sont influencés par l’industrie?
Non, leurs liens avec l’industrie sont minimes. Je les connais, la plupart d’entre eux sont des gens bien. Mais ils sont naïfs. Et s’ils n’ont pas de conflits d’intérêts au sens habituel du terme, ils développent souvent un conflit d’intérêts intellectuel. Chacun veut faire davantage valoir ses compétences, ses recherches, ses lubies aussi, chacun veut s’assurer que le système ne laissera pas de malades de côté. La plupart du temps, cela se traduit par une pression pour élargir le champ des diagnostics dans son secteur. Quand je leur dis qu’ils ne réfléchissent pas aux conséquences, ils répondent que ce n’est pas de leur ressort, que ce n’est pas leur responsabilité, que leur responsabilité s’arrête à la science. Mais ce n’est pas vrai.
Peut-on vraiment parler de science?
Non, à dire vrai. J’ai passé une grande partie de ma vie à évaluer des articles de recherche soumis aux grandes revues de psychiatrie. On ne peut pas dire que l’esprit scientifique saute aux yeux. Les études sont incomplètes, difficiles à interpréter et à généraliser.
Vous les accusez aussi d’avoir hâté les procédures de validation. De quoi s’agit-il?
En principe, chaque innovation doit être validée par des essais de terrain. Or les essais de terrain ont été très mal conduits et finalement bâclés. Il y a normalement deux étapes, la seconde étant destinée à repenser les critères diagnostiques qui n’ont pas passé la barre de la première étape et à refaire l’étude. Dans la préparation du «DSM-5», la première étape a duré deux fois plus longtemps que prévu. Du coup, la seconde a été purement et simplement annulée, alors même que les essais avaient dans l’ensemble été conduits de manière critiquable.
Pourquoi? Parce que le «DSM» est aussi un énorme business. L’une des surprises créée par le «DSM-III» fut de le voir se vendre à un million d’exemplaires. Le succès du «DSM-IV» a été nettement plus grand, il s’en est encore vendu une centaine de milliers d’exemplaires par an jusqu’à aujourd’hui. L’American Psychiatric Association, qui a dépensé 25 millions de dollars pour les essais de terrain du «DSM-5», a besoin de cet argent pour combler son déficit
Quelles sont les conséquences prévisibles du «DSM-5»?
Les conséquences sont de plusieurs types. D’abord, il faut faire très attention quand on pose un diagnostic, surtout sur un sujet jeune. Parce que, même s’il est faux ou abusif, ce jugement risque de rester attaché à la personne toute sa vie. Le diagnostic va changer à la fois la manière dont l’individu se voit et la manière dont les autres le voient. Or, même si les experts du «DSM-5» peuvent avoir parfois raison dans leur façon de modifier telle ou telle catégorie diagnostique, et si chacun d’eux peut avoir la compétence nécessaire pour l’appliquer de manière pertinente à ses patients, il n’en va pas de même des médecins généralistes qui, aux États-Unis comme en France, prescrivent 80% des psychotropes.
Ils ne sont pas formés à la psychiatrie et sont particulièrement sensibles au marketing des laboratoires. Et pour ces derniers, comme je l’ai dit, toute modification de diagnostic est une aubaine, parce qu’elle permet de proposer de nouveaux médicaments ou de nouveaux usages pour des médicaments anciens. Ce qui accroît le coût pour la collectivité et les risques d’effets secondaires.
Vous dénoncez l’inflation des diagnostics, mais que valent les études statistiques sur la prévalence des maladies mentales?
Les données épidémiologiques sont structurellement gonflées. Sur le terrain, les enquêteurs ne sont pas en mesure d’évaluer si un symptôme est complètement présent ou non. Si bien que les chiffres intègrent beaucoup de cas non significatifs. Par ailleurs, c’est l’intérêt des grandes institutions publiques de recherche, comme les NIH (National Institutes of Health) aux États-Unis, de se référer à des données surévaluées. Cela leur permet de décrocher davantage de crédits. Les compagnies pharmaceutiques, elles, tirent argument des taux élevés pour dire que beaucoup de malades ne sont pas identifiés et qu’il faut élargir le marché.
Le «DSM» a moins d’impact en France qu’aux États-Unis, puisque chez nous le remboursement des frais médicaux n’est pas directement lié au diagnostic. Quel est le meilleur système?
Le système américain est très contraignant, car le psychiatre ou le généraliste est obligé, si le patient veut faire jouer l’assurance, de poser un diagnostic dès la première visite. Une visite qui, chez le généraliste, est de sept minutes en moyenne ! C’est une source d’erreurs, et d’inflation des diagnostics et des dépenses de santé. En France, il n’y a pas d’obligation de faire un diagnostic mais, du coup, de nombreux traitements sont engagés sans examen sérieux, et cela n’empêche pas l’explosion des dépenses de santé.
Quelles solutions avez-vous en tête?
D’abord, je crois qu’il faudrait envisager de réformer en profondeur la pratique médicale. Un psychiatre ou un médecin devrait pouvoir attendre plusieurs séances avant de faire un diagnostic. La moitié des gens qui viennent pour un problème relevant de la psychiatrie se rétablissent d’eux-mêmes. Si le problème persiste, il faut recommander une psychothérapie avant de prescrire un médicament.
Par ailleurs, il faudrait conduire des études sérieuses pour mieux identifier les secteurs où il y a surprescription et les malades graves qui au contraire échappent au système de soins (c’est notamment le cas de bien des grands déprimés). Autrement dit, il y a un immense travail à faire pour lutter contre la mauvaise allocation des ressources.
Enfin, je crois que la procédure utilisée pour fixer les critères diagnostiques a fait son temps. Il faut se rendre à l’évidence: l’APA n’est pas qualifiée pour évaluer tout le faisceau de conséquences médicales, économiques et sociales de la redéfinition d’un diagnostic. Il faudrait quelque chose comme une FDA (Food and Drug Administration) internationale. Mais la FDA n’est pas non plus à l’abri des critiques. Il est plus facile de blâmer que de construire.
Propos recueillis par Bernard Granger et Olivier Postel-Vinay