Étroitement liée à la notion d’énergie du vide quantique, l'expansion accélérée impliquerait que plus de 70 % du contenu de l’univers est sous forme d’une énergie inconnue. Face à cette énergie inconnue, celle équivalent à la masse de la matière composant les étoiles et les cellules de notre corps apparaît comme une quantité presque négligeable. Cette énergie mystérieuse, signalant peut-être une nouvelle physique au-delà du modèle standard, a reçu le nom d’« énergie noire » (
en anglais).
Plusieurs explications théoriques ont été proposées à son sujet et ce dossier a pour but de passer en revue certaines d’entre elles, parmi les plus prometteuses. Pour cela, Futura-Sciences a interviewé l’un des grands spécialistes français de ces théories, Philippe Brax, qui a bien voulu nous faire bénéficier de ses lumières en répondant à nos
Un schéma montrant la part relative de l'énergie noire (
dark energy) dans l'univers. Son estimation varie mais on donne généralement une valeur légèrement supérieure à 70 %. La matière normale ne compterait que pour 4 % environ dans le contenu énergétique de l'univers observable, le reste étant de la matière noire (
dark matter) © Nasa CXC M.Weiss
Comprendre la nature de l’énergie noire n’est pas seulement une nécessité pour qui veut expliquer l’histoire passée du cosmos, elle est également une clé pour connaître sa destinée. En effet, selon sa nature, l’univers finira ou non par un Big Crunch.
Alors que la théorie standard du Big Bang, couplée aux observations faites jusque là, prévoyait un ralentissement de l’expansion de l’univers, celle-ci semblait s’être accélérée depuis quelques milliards d’années.
La supernova SN 1994d dans la galaxie NGC 4526. © Nasa/Esa,
The Hubble Key Project Team,
The High-Z Supernova Search Team.
Pour faire cette découverte, les astrophysiciens avaient patiemment cherché à détecter la lumière émise par l’explosion de supernovae de type SN Ia dans des galaxies situées à plusieurs milliards d’années-lumière de la Voie lactée. Ces supernovae SN Ia, dont on pense qu’elles résultent en majorité de l’explosion de naines blanches accrétant de la matière d’une étoile compagne et atteignant presque la masse de Chandrasekhar, doivent posséder une luminosité absolue qui varie peu. Ce faisant, à défaut d’être des chandelles standards parfaites, elles constituent de bons indicateurs de distances.
L'astrophysicien Saul Perlmutter. ©
The Shaw Prize.
En effet, plus une telle explosion se trouve loin, plus sa luminosité apparente sera faible pour un observateur sur Terre. Il se trouve que, selon le modèle cosmologique relativiste déduit des équations d’Einstein à partir de certaines hypothèses (comme le contenu et la géométrie de l’univers), le décalage spectral vers le rouge et la luminosité apparente de ces supernovae ne seront pas liés par une même fonction. En collectant un grand nombre d’observations portant sur les SN Ia et en mesurant à chaque fois leur décalage spectral vers le rouge et leur luminosité apparente, il devient possible de dresser une courbe permettant de préciser le type de modèle cosmologique dans lequel on se trouve.
L'astrophysicien Adam Riess. ©
The Shaw Prize.
À partir de 1998, un nombre suffisant d’observations précises permettait de dire que notre univers observable était bel et bien en expansion accélérée. Ce qui nécessitait de réintroduire dans les équations d’Einstein un terme que ce dernier avait été le premier à faire intervenir avant de le rejeter : une constante cosmologique
.
Cette constante cosmologique
se présente comme une sorte de force de pression, contrebalançant la force d’attraction de la gravitation entre les amas de galaxies depuis quelques milliards d’années. Elle constitue donc une densité d’énergie, mais contrairement à celles sous forme de la matière du gaz des galaxies, ou du gaz des photons du rayonnement fossile qui diminuent avec le temps, elle reste constante malgré l’expansion de l’univers.
La répartition des distances des supernovae SN Ia (en méga parsecs) en fonction du décalage spectral (redshift) z permet de choisir entre des modèles d'univers avec ou sans constante cosmologique. © Hawaï University.
Aujourd’hui, elle domine même l’univers observable en représentant environ 73 % de la densité d’énergie, pour un volume d’espace dont la taille est de l’ordre de plusieurs centaines de millions d’années-lumière.
Parce qu’elle ne se manifeste que sous la forme d’une force répulsive entre les amas, cette énergie mystérieuse a été appelée
dark energy, ce que l’on traduit en français par « énergie noire » ou encore « énergie sombre ».
Nul ne sait encore quelle est la nature de cette énergie et même si l’expansion accélérée semble un fait bien établi aujourd’hui, plusieurs explications théoriques ont été proposées pour cette dernière. On a même tenté de s’en passer. L'expansion accélérée pose de redoutables problèmes, comme celui de l'énergie quantique du vide, et constitue un défi majeur pour les théoriciens. En outre, elle pourrait surtout
la nature de l’énergie noire est un sujet fort riche avec une pléthore de modèles théoriques possibles, dont certains n’ont malheureusement pas été mentionnés ici. Pour ceux qui souhaitent en savoir plus, ce dossier se termine par quelques liens techniques comportant eux-mêmes une large bibliographie. Nous avons vu que l’étude de l’énergie noire était susceptible d’apporter des informations sur de la physique au-delà du modèle standard. Il est bien possible que ce soit l’unique moyen de tester des théories de gravitation quantique spéculatives, comme la supergravité, la théorie des supercordes ou la gravitation quantique à boucles.
Si la masse de Planck (l’échelle d’énergie à laquelle les effets de la gravitation quantique sont nettement perceptibles) est bien de 10
16 TeV, ni le LHC avec ses collisions à 7 voir 14 TeV, ni un accélérateur du futur ne pourront jamais nous permettre de tester ces théories fondamentales pour comprendre la naissance de l’univers observable.
La cosmologie, en tant que laboratoire pour l'infiniment petit, serait donc la seule fenêtre observationnelle qui nous soit accessible.
Selon la nature variable ou non de l'énergie noire, l'univers finira par un Big Crunch ou continuera éternellement son expansion. Sur ce schéma, on voit la décélération puis l'accélération de l'expansion de l'univers observable en fonction du temps en abscisse. Trois scénarios possibles pour la fin de l'univers apparaissent alors. © Nasa/CXC/M. Weiss.
En effet, si l’énergie noire n’est pas vraiment décrite par une constante cosmologique, et qu’elle peut varier, l’avenir du cosmos peut être très différent d’une expansion accélérée éternelle. Cette dernière conduisant asymptotiquement à la mort thermique de l’univers selon un scénario déjà exploré, mais sans constante cosmologique à l’époque, par le grand physicien Freeman Dyson.
De manière générale, lorsque l'on introduit un champ scalaire variable dans le temps, on parle à son sujet de quintessence.
Il s'agit d'un clin d'œil au concept de quintessence décrivant la nature de l'espace chez Aristote, le grand philosophe grec, et s'ajoutant aux quatre éléments constituant le cosmos (eau, feu, air, terre). C'est donc également une allusion au fait qu'il existe quatre composants fondamentaux à l'échelle cosmologique dans l'univers : la matière baryonique (composant les atomes connus sur terre), les photons du rayonnement fossile, les neutrinos (principalement composés du fond cosmologique de neutrinos) et la fameuse matière noire.
Les trois destinées possibles de l'univers observable Sur ce schéma, on peut voir les trois destinées possibles pour l'univers observable. © Nasa/STScI/Ann Feild.
Comme indiqué sur le schéma ci-dessus, la destinée de l'univers observable passe par trois scénarios possibles.
- Il finira par un Big Crunch si l'énergie noire est décrite par un champ scalaire dont la densité d'énergie va varier de telle sorte qu'elle finira par devenir attractive plutôt que répulsive (Il existe ainsi des modèles de supergravité, comme celui avancé par Renata Kallosh et Andrei Linde, dans lesquels l’accélération de l’univers s’arrête pour se changer en contraction et finir en quelques dizaines à quelques centaines de milliards d’années par un Big Crunch).
- Si l'on a affaire à une constante cosmologique, l'expansion durera éternellement.
- Dans le cas où l'énergie noire est décrite par un champ scalaire particulier dit « fantôme » la valeur de l’énergie noire devient infinie en un temps fini de l’ordre de 20 milliards d’années. Dans cette hypothèse, même les forces nucléaires liant les noyaux de notre corps ne pourront pas s’opposer à une force de répulsion qui dissociera toutes les structures matérielles de l’univers. L'expansion se manifestera à des échelles de plus en plus petites, passant du niveau des amas de galaxies jusqu'aux noyaux des atomes et en dessous. C'est le scénario du Big Rip.
Avec de la chance, des programmes comme ceux du LSST et EUCLID devraient nous en dire plus dans les années à venir
Laurent SACCO - Futura . sciences